# 308/313 - Lost week-end

Publié le 26 décembre 2017 par Les Alluvions.com
"Un rêve non déchiffré est comme une lettre qui vous est adressée et que vous n'ouvrez pas" formule du Talmud, citée par Anne Dufourmantelle, Intelligence du rêve, Payot, 2012, p. 30.
Ouvrons donc la lettre. Revenons sur cette Lexington Avenue désignée par le songe du 17 décembre. En relisant les cinq passages où elle apparaît dans Le chardonneret de Donna Tartt, certaines récurrences m'intriguent.
Relisons le deuxième passage, page 473 qui se déroule au moment d'un orage sur New York :
"Quand j'ai émergé dans la rue, Lexington Avenue était déserte, les gouttes de pluie dansaient, criblant les trottoirs, amplifiant avec violence le chaos de la circulation. Les taxis passaient en trombe dans de bruyantes gerbes d'eau. A quelques mètres de la station, je me suis engouffré dans un marché pour y acheter des fleurs... des lis, trois branches, une seule semblait trop minable ; dans la minuscule échoppe surchauffée leur parfum m'a dérangé, et c'est seulement à la caisse que j'ai compris pourquoi : c'était la même odeur douceâtre et écœurante qu'au service funèbre de ma mère."
Il n'y a pas que les lis pour raviver le souvenir de la mère de Theo : le temps orageux, la pluie violente font directement écho à l'averse qui précède immédiatement leur entrée au musée, cette visite qui va leur être fatale :
" Et puis l'averse tomba : de grandes rafales de pluie froide soufflant de biais, avec de grosses bourrasques chahutant le faîte des arbres et faisant claquer les auvents. Ma mère se débattait sans beaucoup de succès pour tenter d'ouvrir le petit parapluie récalcitrant. Dans la rue et dans le parc, les gens mettaient des journaux et des porte-documents sur leur tête, montant quatre à quatre les marches qui menaient au portique du musée, seul endroit où l'on pouvait être abrité de la pluie. Il y avait quelque chose de festif et de joyeux dans notre duo qui grimpait les marches à toute allure sous le parapluie léger aux rayures multicolores, vite vite vite, on aurait dit que nous échappions à un événement terrible, alors qu'en fait nous courions droit dedans." (p. 25) [C'est moi qui souligne]
Prenons maintenant le troisième passage, page 532. Ce n'est pas l'orage mais le temps reste à l'humide.
"Lexington Avenue. Vent vaguement mouillé. L'après-midi était hanté, froid et humide."

Un peu plus haut, sur la même page, Donna Tartt écrit :
"Mais au lieu de rejoindre le flot de clients se déversant dans les escaliers qui menaient à la station, je me suis senti tellement vide et égaré, tellement perdu, fatigué et mal que je me suis arrêté pour regarder par la vitre sale du Subway Inn, directement en face de l'aire de chargement du Bloomingdale's, une distorsion spatiale et temporelle directement sortie du film Le Poison et qui n'avait pas changé depuis que mon père y buvait." [C'est moi qui souligne]
Bloomingdale's est un célèbre grand magasin de Lexington avenue, au coin de la 59e Rue. Mais ce qui m'intéresse ici surtout c'est le retour de cette expression de distorsion spatiale et temporelle que j'avais pointée dans le récit de l'itinéraire de Théo et de sa mère jusqu'au musée.

On se rappellera peut-être que dans sa narration, Theo Decker avait parlé d'un film français : Elle ne me regardait pas, moi, mais promenait son regard sur le parc ; et son expression m'a fait penser à un célèbre film français dont j'ignorais le titre, où des gens distraits marchaient dans des rues balayées par le vent et parlaient beaucoup mais pas vraiment entre eux, semblait-il. Film que je n'avais donc pas identifié et pour lequel j'avais appelé à l'aide (en vain jusqu'ici.)
Or, la distorsion spatiale et temporelle de cette page 532 est associée à un film : Le Poison. Ce n'est pas un film français, malgré le titre, mais un polar de Billy Wilder sorti en 1945 (Billy Wilder cité hier pour la scène de Marilyn Monroe dans Sept ans de réflexion, tournée sur la grille de métro de Lexington Avenue). Le Poison (Lost week-end) compte l'histoire d'un écrivain alcoolique (Ray Milland). Tourné en extérieurs réels à New York*, premier  film hollywoodien à aborder de manière très réaliste le problème de l'alcoolisme, il remporta l'Oscar du meilleur film et l'Oscar du meilleur acteur pour Ray Milland. Il semblerait que l'industrie des spiritueux offrît au studio cinq millions de dollars pour « enterrer » le film de Wilder, lequel aurait déclaré : « S'ils me les avaient offerts à moi, je l'aurais enterré ! »
 
Ce n'est pas la seule référence au cinéma présente dans cette section du livre. Ayant fui le bar où il avait bu un Johnny Walker Black en souvenir de son alcoolique de père, Theo Decker songe à aller voir un film : "peut-être la solitude d'un cinéma me remettrait sur pied, une séance de l'après-midi presque déserte pour un film en fin de course. Mais lorsque, la tête légère et reniflant pour cause de rhume, je suis arrivé devant le cinéma au coin de la 2ème Avenue et de la 32ème Rue, le polar français que je voulais voir avait déjà commencé (...)". Pas plus qu'au début du livre, nous ne saurons  quel est ce mystérieux film français qu'il voulait voir, et qu'il ne verra pas plus dans les autres cinémas qu'il atteindra. C'est à l'issue de cette dérive dans Manhattan qu'il retrouvera son ami de Las Vegas, Boris (qui lui apprendra un peu plus tard qu'il lui avait volé Le chardonneret).
Le quatrième passage, page 608, évoque un restaurant pourrave sur Lexington Avenue :
"(...) Cet endroit où le rogan josh est si gras. Avec des vieux qui t'ont déprimée. Et le groupe de vendeuses de chez Bloomingdale's. "Le Jal Mahal** restaruant (sic) était un endroit miteux, caché au deuxième étage sur Lexington Avenue où rien n'avait changé depuis ma jeunesse : ni les papadums, ni les prix, ni la moquette rose fané à cause de l'eau qui avait coulé près des fenêtres, ni les serveurs non  plus : mêmes visages lourds, béats et doux que j'avais connus dans mon enfance, quand ma mère et moi allions là après le cinéma pour manger des samosas et de la glace à la mangue."
Double référence donc à la mère et au cinéma.
Nous examinerons demain le cinquième et dernier passage.
Ajout du 26/12 : J'ai rédigé cet article le vendredi 22 décembre, et l'ai donc programmé pour ce jour-ci, mardi 26 décembre. Or, ce matin, je découvre que le film du jour sur la plateforme Mubi dont j'ai tant de fois parlé, et qui est récemment à l'origine de mon billet sur les Treize ans (avec le film Ennemis intimes de Werner Herzog), ce film donc est Assassinat sur la mort (Double indemnity) de Billy Wilder, sorti en 1944, un an avant Le Poison, Lost week-end, que j'évoque plus haut, et qui a donné son titre à cette chronique.

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* Juste avant la nuit du rêve, j'ai  regardé sur Arte (samedi 16 décembre donc) une excellente série documentaire de Frédéric Wilner : Trois villes à la conquête du monde : Amsterdam, Londres, New York. Trois villes présentes à des degrés divers au cœur du livre de Donna Tartt, qui commence à Amsterdam et finit à New York (Londres est la ville où vit Pippa, la femme aimée sans espoir par Theo Decker, mais aucune scène n'y a lieu).
** Le Jal Mahal (« palais sur l'eau ») est un palais situé au milieu du lac Man Sagar à Jaipur, au Rajasthan en Inde.