Je reviens un petit peu en arrière dans la biographie de Jean Léonard de La Bermondie... Sous l'influence de sa mère et du bon curé de Saint-Julien le Petit, Jean-Léonard prend le goût de la lecture ; et peut-être du fait d'une bibliothèque familiale assez pauvre, l'enfant nourrit cette envie avec une littérature de colportage...
Après les villes - des almanachs, et des livrets populaires se répandent dans les campagnes par le biais des colporteurs ( ou mercerots) - et les paysans auront accès aux chroniques de Gargantua, à l'histoire de la fée Mélusine, à la chanson de geste de Roland... S'il est vrai que ces paysans ne lisent pas, pourtant ils connaissent le contenu de ces livrets, par l'intermédiaire d'une institution essentielle dans la vie quotidienne rurale : la veillée au cours de laquelle « le lecteur » du village, bon élève du curé, quelqu'un qui a vécu quelque temps en ville, fait pour tous la lecture des livres que le colporteur lui a vendus.
Le ''livre bleu'' est un petit livre broché, en papier ''bleu'' ( de mauvaise qualité), et il signifie qu'il est fait pour plaire « Voilà les contes bleus qu'il faut pour vous plaire », dit un personnage de Molière.
« Le goût de la littérature est si général qu'il serait bien dur et bien difficile d'empêcher entièrement ce genre de commerce. Ce serait priver d'une grande commodité les seigneurs qui vivent sur leurs terres, les curés des campagnes et beaucoup de particuliers qui sont retirés dans les bourgs et les villages où il n'y a point de libraires. » (Malesherbes.). Mais … certains s'inquiètent de cette littérature de divertissement..
S'il y a une prédominance des livres de piété. Des clercs éclairés regrettent que certains soient composés de légendes apocryphes, de pratiques superstitieuses, et critiquent « ces livres pleins d'indulgences & de promesses mal fondées, qui ne sont propres qu'à entretenir le pécheur dans une fausse sécurité. »
Au XVIIIe siècle, un auteur ( le Marquis d'Argens) s'indigne presque d'avoir vu « des personnes du peuple s'attendrir jusqu'aux larmes, en lisant... Geneviève de Brabant ou l'Innocence reconnue » .
De même – autre succès - « les almanachs remplis de semblables misères (l'astrologie), à peine le plus bas peuple y ajoute-t-il quelque foi »
En 1787, un pasteur du Ban-de-la-Roche, en Alsace, crée une bibliothèque de bons livres pour annuler les effets des almanachs. « Annuellement, on tire quarante mille exemplaires de l'Almanach de Bâle (...). Des Savoyards colportent par toute la France ce répertoire absurde qui perpétue jusqu'à nous les préjugés du XIIe. Siècle. Pour huit sols, chaque paysan se nantit de cette collection chiromancique, astrologique, dictée par le mauvais goût et le délire ».
En 1678, l'évêque d'Angers fait ces recommandations aux maîtres des petites écoles : « Ils doivent aussi bannir des petites Ecoles les livres de fables, les romans et toutes sortes de livres profanes & ridicules dont on se sert pour commencer à leur apprendre à lire, de peur que se remplissant la mémoire des choses qu'ils y lisent, ils ne prennent des impressions contraires aux sentiments de religion & de piété... ».
Tant-pis … !
Jean Léonard de La Bermondie apprend à lire avec '' l'Histoire des Quatre Fils Aymon''. Il peut aussi s'isoler en emportant avec lui : des fables de La Fontaine et d'Ésope, des pièces de Corneille ou des traductions abrégées de l'Arioste, de Quevedo, du Tasse ; ou même des récits diaboliques, comme '' Le Chevalier qui donne sa femme au diable ''... !
Très vite, Jean-Léonard traque les livrets d'occultisme qui lui offrent l'ouverture sur l'imaginaire... Leur contenu rejoint, en partie, les éléments d'astrologie du calendrier des bergers, mais avec plus d'ambitions... On y parle du ''Secret des Secrets de la nature'' avec des extraits tant du petit Albert que de philosophes hébreux, grecs, arabes, chaldêens, latins et plusieurs autres modernes. On y note aussi des ''secrets'' de Cornelius Agrippa, Merac, Tremegiste, d'Arnosa, de Villeneuve, de Cardan, d'Alexis Piemontais... Ces recueils livrent quelque chose de plus que le merveilleux : le moyen de connaître soi-même les secrets de la nature.
P. Costadau en 1720, écrit aussi : « Les Ephémérides ou Almanachs... doivent être considérez comme des livres pernicieux, & leur lecture devroit être interdite, comme capable de faire tomber dans l'erreur et la superstition, le simple peuple principalement, qui regarde comme des véritez infaillibles toutes ces prédictions merveilleuses ».
Ainsi, la littérature bon marché relève d'un contrôle de la part des élites, soit qu'elle transporte des superstitions, soit qu'elle diffuse des textes immoraux ou inconvenants.
Bossuet ne signale-t-il pas, les occasions de manquer aux 6e et 9e commandements : « Tout ce qui donne de mauvaises pensées, comme les tableaux, les livres, les danses et les entretiens impudiques » ?
On condamne donc ces « livres de contes obscènes, les romans et intrigues d'amour, les comédies et autres de ce genre ». On relève en cette seconde moitié du XVIIIe siècle, le colportage également des « chansons obscènes »..
Quant aux veillées, bien souvent évoquées en effet dans les textes d'origine ecclésiastiques, elles sont l'occasion de rencontres entre garçons et filles, de « discours obscènes, de chansons lascives ». On fait mention de lectures profanes à la veillée, dès le XVIe siècle qui concernent la petite noblesse rurale...
On note encore, au XVIIIe siècle, que de nombreux nobles ne possèdent pas de bibliothèques, ou alors très modestes. Dans ces médiocres bibliothèques, des ouvrages de piété — dont certains sont incontestablement des livrets bon marché — , de même que des ouvrages techniques (Parfait Mareschal, Histoire des Plantes, etc.), ou encore une Histoire de Cartouche, des Illustres Proverbes historiques, un Recueil de bons mots...etc
Francion dans '' La Vraie Histoire comique de Francion '' ( aventures amusantes de Francion, gentilhomme français à la recherche du grand amour. ) achète lui-même « de certains livres que l'on appelle des Romants, qui contenoient des prouesses des anciens Chevaliers ». Au XVIIIe siècle, dans la petite bourgeoisie rurale évoquée par Rétif on lit Jean de Paris, Robert le Diable, Fortunatus.
Les textes sont remaniés, le vocabulaire modernisé, le récit rendu un peu plus ''logique'' …
Restent en vogue également les romans de chevalerie (issus des versions mises en prose au XVe siècle des chansons de geste).. Le groupe des contes s'étoffe massivement dans la seconde moitié du XVIIIe siècle avec l'apparition progressive d'une cinquantaine de titres débitant « au détail » les recueils de Perrault, Mme d'Aulnoy, Mlle de La Force.
On peut y ajouter quelques histoires de brigands, certaines anciennes, comme Guilleri, d'autres issues de l'actualité, qui reprennent également une tradition du XVIe siècle. La plupart de ces histoires reposent sur le même schéma : un héros, au cours d'un voyage, avec plus ou moins de magie ou de féerie, surmonte différentes épreuves ou réalise divers exploits.
Cet élément de magie (que nous retrouvons aussi dans les romans de chevalerie), c'est le cheval Bayard des Quatre fils Aymon et le magicien Maugis, Merlin avec Gargantua, la bourse et le chapeau de Fortunatus. Quant à la succession des épreuves ou des exploits (avec à la fin une reconnaissance), c'est le thème de Pierre de Provence, de Jean de Paris, de l'aventurier Buscon, et même de Robert le Diable, d'Hélène de Constantinople. On reconnaît là un élément classique du conte merveilleux.
On retrouve ce thème dans Geneviève de Brabant, livret qui tient à la fois du récit merveilleux par sa forme, et de la littérature de piété par son ton ...
Et c'est précisément cette histoire, qui mettra en chemin Jean-Léonard de La Bermondie sur les traces de Roger de Laron … A suivre …