[JE REFERAI LE VOYAGE]
D ouzième livre de poèmes publié chez Rougerie par l'écrivain hainuyer (à côté d'une quarantaine d'autres édités par Luce Wilquin, L'Arbre à paroles, Esperluète, Tétras Lyre, La Bartavelle, Les Pierres, Cahiers Froissart, Unimuse, etc.) depuis Lieux tressoirs, ce Temps tarmac, constitué de sept sections, mesure combien il est tragique d'être aujourd'hui migrant. Les titres des parties disent assez la situation " barbelée ", le statut " toujours un fugitif " de ces êtres bousculés d'une " rive " à l'autre de la vie.
On sent, dans ces brefs poèmes, la pulsation, l'effroi, la peur, l'inconcevable " course en haleine ", l'attente lente, longue d'un avenir jamais ouvert, clôturé de part en part.
Que reste-t-il à " mâcher " quand tout a été pris ? Quand tout a été tenté en vain ?
Il en a fallu des sentiers, des grilles, des sables à traverser pour en arriver là... et buter de nouveau contre de nouveaux remparts de sauvegarde.
" Un camion vient
un autre
c'est la loi du dimanche
Je n'ai pas de levier
pour déborder la tôle "
" Je n'ai pas froid
pas la migraine
ni droits
ni faim
rien qu'une part du paysage
celle qui m'entre par les yeux "
La langue de Françoise Lison-Leroy, tissée de vers courts, d'épithètes reconnaissables (" bec et ongles / nous creusons la tanière / le charnier tapageur "), serre en versets ou en proses courtes au phrasé coupé court lui aussi, la tension brusque imposée :
" Une épave, deux lagunes, le feu mobile des goélands. Un œil et presque l'autre : la lutte me tient en bruine et en vaillance. Si quelqu'un vient, je tire du cil toute barrière. Si quelqu'un manque, je mendie son éveil. "
Le temps, prisonnier du " tarmac " (quoique ce terme réducteur - selon Le Petit Robert : " Dans un aérodrome, partie réservée à la circulation et au stationnement des avions " - n'embrasse pas toutes les dimensions de traversée, de fugue, d'escarpement franchis par les migrants), boucle le voyage :
" Et je referai le voyage
vers le pays meurtri
Les vagues rouleront à l'envers
et les nuages
auront cessé le guet
Là-bas aussi
la vie bat fort
comme une poche
d'air et d'urgence "
Un livre qui furète en notre conscience et alerte chez nous et ailleurs. Alain Souchon, dès les années 1990, le disait très fort dans C'est déjà ça :
" Je sais bien que rue d'Belleville
rien n'est fait pour moi "
ou
" Soudan, mon Soudan,
pour un air démocratique,
on t'casse les dents ".
D'aucuns ne semblent pas avoir compris la leçon. Françoise Lison-Leroy nous l'assène de ses vers coupants.
Philippe Leuckx
pour Terres de femmes
D.R. Texte Philippe Leuckx