Dans les fleuves, au nord de l'avenir

Publié le 28 janvier 2018 par Les Alluvions.com
Le 3 janvier, juste après avoir lu les pages qu'Edmund de Waal consacre à Paul Celan, je reprends la lecture du Conte du biographe d'AS Byatt, que j'avais interrompue à la page 164, au moment où le narrateur, Phineas G. Nanson, commence à travailler à la Ceinture de Puck, une agence de voyages assez singulière, tenue par Erik et Christophe, un couple homosexuel.
" La matière première des tours que nous offrions était l'histoire de l'art, mais autrement. Visite comparative et spécialisée des nativités en Allemagne, Autriche, France, Italie et Flandres. Tour du monde des tableaux du paradis terrestre. Un siècle de statues d'anges. A mon arrivée, Erik et Christophe travaillaient à un tour de peintures murales du jugement dernier dans les églises, de Michel-Ange à d'obscurs Anglo-Saxons northumbriens, de la Bavière à Constantinople. Nous discutions ce projet quand un homme en imperméable est entré et a lancé d'un air furibond qu'il ne pensait pas que nous puissions organiser un circuit des sauts de suicide. Des endroits où les gens avaient sauté dans le vide. Erik a répondu qu'il ne voyait pas pourquoi non. Beachy Head, les chutes du Reichenbach, le pont de Paul Celan à Paris, certains gratte-ciel." (p. 165, c'est moi qui souligne)
Je suis interloqué. Il n'a pas été question de Paul Celan auparavant, et il ne me semble pas qu'une autre allusion au poète soit faite par la suite. Beachy Head, (à l'origine Beauchef, en 1274, cap Béveziers en français), est une haute falaise de craie sur la côte sud de l'Angleterre, réputé pour le nombre de suicides qu'on y enregistre (une vingtaine par an). On peut l'admirer dans le clip de The Cure pour Close to me (1985).

Les chutes du Reichenbach ne sont pas tout à fait un lieu de suicide, mais c'est bien sûr le site du fameux combat entre Sherlock Holmes et son ennemi Moriarty. Les deux basculaient ensemble dans l'abîme. Conan Doyle pensait bien alors être quitte de ce héros devenu bien encombrant : «Je pense me débarrasser de lui une fois pour toutes. Il m’empêche de m’occuper de choses meilleures», écrivait-il à sa mère en novembre 1891. C'était sans compter sur les lecteurs dépités qui ne cessèrent de protester contre une fin qui devait à jamais les frustrer de nouvelles enquêtes. Conan Doyle finira par céder devant la pression populaire et les récriminations de sa propre mère, mais il mettra tout de même huit ans avant de ressusciter son héros, dans Le Chien des Baskerville, situé par ailleurs avant l’épisode de Reichenbach.

Ces deux exemples britanniques  précèdent donc la mention de Paul Celan, qui, en effet, se jeta dans la Seine, sans doute du Pont Mirabeau, le 20 avril 1970. Trois ans à peine après la publication de Renverse du souffle. 20 avril : une date loin d'être anodine, c'était celle de l'anniversaire de Hitler.
Hier, samedi 27 janvier, passage à la médiathèque pour renouveler mon abonnement et rendre les livres empruntés (dont celui d'Edmund de Waal). Au rayon des nouveautés je suis alors attiré par un livre de la suédoise Elisabeth Åsbrink (que je ne connais absolument pas, et pour cause, c'est la première fois qu'elle est traduite en français) : 1947, L'année où tout commença. La quatrième de couverture plante pour une fois assez bien le propos :
1947
C’est l’année où l’Ouest se rassemble contre la menace de la guerre froide, où la CIA est créée, où l’ONU vote le plan de partage de la Palestine, où le mot « génocide » est prononcé pour la première fois devant une cour de justice. C’est l’année où Simone de Beauvoir vit sa plus grande histoire d’amour avec Nelson Algren, où George Orwell, malade, écrit 1984, où Christian Dior lance son New Look. C’est aussi l’année où Joszéf, le père d’Elisabeth Åsbrink, alors âgé de 10 ans, atterrit dans un camp de réfugiés pour enfants des victimes du nazisme, et doit faire un choix qui déterminera son destin – et celui de sa fille.
A la maison, j'ouvre le volume à la couverture rose de la collection cosmopolite de Stock, et je lis ces quatre vers :
Dans les fleuves, au nord de l'avenirje jette le filetqu'avec hésitation, toi,tu lestes d'ombres écrites par les pierres*
C'est signé Paul Celan. Et il s'agit du quatrième poème d'Atemwende (Renverse du souffle).

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* Il faut noter que ce passage précis de Paul Celan a été une porte d'entrée primordiale dans son oeuvre pour le grand écrivain et critique George Steiner. Il raconte dans Un long samedi, livre d'entretiens, qu'il est à la gare de Francfort, entre deux trains, lorsqu'il voit un livre dont il ne connaissait pas le nom de l'auteur : "Le nom de Paul Celan m'intrigue. J'ouvre le livre dans le kiosque même et tombe sur cette première phrase : « Dans les fleuves, au nord de l'avenir... » J'ai presque raté le train. Et ça a changé ma vie depuis lors. Je savais qu'il y avait là une immensité qui allait rentrer dans ma vie." 
Par ailleurs, la livraison d'aujourd'hui (28 janvier) du site de Lionel André nous conduit à Louis-René des Forêts :
Dire et redire

recherche précise   au pied du mur

encore persiste l'espoir d'aller de l'avant

de prendre le large

vers le lieu énigmatique

28 janvier naissance de Louis-René des Forêts


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En 1967, il fonde la revue L'Éphémère, 
avec Yves Bonnefoy, André du Bouchet, Paul Celan, 
Jacques Dupin, Michel Leiris et 
Gaëtan Picon