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J'sais tout j'sais rien !

Publié le 25 février 2018 par Jlk
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De Babel à Wikipédia, en passant par les best-sellers du Tout Savoir – signés Yuval Noah Harari ou Michel Onfray – et autres encyclopédies «pour les nuls», notre drôle d’espèce en oublie parfois de réfléchir vraiment sans savoir pourquoi, de rêver, ou de ne rien faire les yeux ouverts...

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Nos enfances naturellement curieuses d’un peu tout ont été nourries, avant la télé et son fenestron ouvert sur le monde, par une foison de publications plus ou moins imagées dont l’une, intitulée Tout connaître, résumait en deux mots l’un des penchants de Sapiens le distinguant de son animal de compagnie, chien ou chat n’attendant que caresses ou pitance.

Dans un beau livre récent précisément intitulé De la curiosité, le très érudit Alberto Manguel rappelle que la mythique bibliothèque d’Alexandrie, riche de plusieurs centaines de milliers d’ouvrages et détruite on ne sait trop comment ni à quelle date précise, concrétisait non seulement ce rêve de connaissance universelle mais se proposait aussi de rassembler tous les savoirs de l’époque issus de multiples cultures, comme la mythique tour de Babel avait symbolisé la prétention de l’homme initialement mal parti, selon la version biblique, en goûtant au fruit de l’Arbre de la connaissance, etc.

Avons-nous plus appris dans nos premiers livres et sur nos bancs d’école qu’en nous royaumant dans les sous-bois et le long des rivières, et le fait d’apprendre la déclinaison du verbe tout-savoir nous a-t-il rendu meilleurs que ceux qui restaient ignorants en la matière, sachant en revanche la grammaire des plantes médicinales ou la lecture des étoiles utile à la navigation? Ces questions n’invitent pas à la polémique mais au rappel d’une évidence souvent oubliée, selon laquelle le savoir est multiple, implique nos divers sens et varie lui-même à tous les sens du terme.

Un réflexe assez sain nous fait regimber lorsque Untel nous balance le pénible «j’veux pas le savoir». Mais le raseur (ou la raseuse, restons équitable) qui se targue de toujours tout savoir mérite le même défiance de bon sens, chacune et chacun se rappelant que le début du gai savoir se fonde sur la conscience claire de notre ignorance, etc.

Du paresseux en Amérique et de la révolution cognitive

Pour qui désire aujourd’hui tout savoir sur tout, l’accès à un début de connaissance universelle se réduit virtuellement à un clic d’ordinateur qui fait de chacun un wikipède potentiel auquel on ne souhaite pas de virer bientôt wikipédant par simple accumulation de savoir. La fée institutrice et le mage instituteur de notre enfance nous ont appris que ledit savoir n’est jamais aussi vivant qu’incarné, et nous continuons d’avoir besoin de cette médiation à visage humain. Pour pallier ma très crasse ignorance en matière d’astrophysique originelle et de paléontologie détaillée, j’ai fait ainsi, naguère, l’essai de m’initier à L’histoire du monde pour les nuls, mais la docte sécheresse et la superficialité policée du récit tout linéaire et balisé de l’ancien diplomate Philippe Moreau Defarges ont fait que l’ouvrage m’est bientôt tombé des mains, non sans me casser les pieds, faute de raconter quoi que ce soit à l’enfant curieux que je reste et vous aussi, soeurs et frères...

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Or c’est précisément en conteur que le prof quadra israélien Yuval Noah Harari chope notre attention et la retient avec sa «brève histoire de l’humanité» intitulée Sapiens, qui a fait le tour du monde et a rebondi l’an dernier dans une «brève histoire de l’avenir» intitulée Homo Deus. Lisible par tout un chacun et surtout marqué par un ton personnel, ce diptyque est passionnant tant par sa substance détaillée que par les éclairages souvent inattendus, souvent originaux, qu’il propose dans le registre de la meilleure vulgarisation. Dans les grandes largeurs, n’importe quel ado pratiquant wikipédia sait aujourd’hui que Sapiens a mieux réussi sur terre que Neandertal, et qu’il y a une quantité d’autres espèces d’humains qui ont essaimé entre deux millions d’années en arrière et 10.000 ans, que plusieurs d’entre elles se faisaient tous les jours du feu depuis environ 300.000 ans, et que la nourriture cuisinée, fast food avant l’heure, en a résulté alors que le chimpanzé continuait à mâchonner sa viande crue pendant cinq heures au moins, etc. Mais une chose est d’accumuler des connaissances, et tout autre chose de les mettre en rapport et de les interpréter sur le long terme, comme Yuval Noah s’y emploie en décrivant les trois révolutions qui ont conduit Adam et Eve, animaux encore insignifiants, à la première étape cognitive, puis à la révolution agricole et enfin à la découverte de l’ignorance... à l’enseigne de la révolution scientifique.

Tout coup, s’agissant de l’évolution de la pensée ou du langage, de l’alimentation ou des échanges, de l’ubiquité de la guerre ou de l’ubiquité du patriarcat, énoncer les faits ne suffit plus: il faut en imaginer les variables et en interpréter les conséquences. Avec un grain de sel, le prof israélien anglophile distingue ainsi les usages de la bande de fourrageurs vivant il y a 30.000 ans sur le terrain actuellement occupé par l’université d’Oxford, possiblement différents de ceux de la bande installée sur l’actuel terrain de Cambridge: «Une bande pouvait être belliqueuse, l’autre pacifique. Peut-être celle de Cambridge vivait-elle en communauté quand celle d’Oxford reposait sur des familles nucléaires. Peut-être les premiers croyaient-ils à la réincarnation, que les seconds tenaient pour une sottise. Les relations homosexuelles pouvaient être acceptées chez les un, taboues chez les autres». Ceci pour donner le ton de ce Monsieur Je-sais-tout fort sympathique et très réservé par rapport à toute forme d’idéologie. «Ne croyez pas les écolos qui prétendent que nos ancêtres vivaient en harmonie avec la nature», balance-t-il ainsi dans le chapitre intitulé Le Déluge, où il rappelle que «nous avons le privilège douteux d’être l’espèce la plus meurtrière des annales de la biologie», après avoir détaillé les extinctions animales de masse, en Australie et en Amérique, notamment.

Bon à savoir, et pour la tête aussi: «Homo sapiens provoqua l’extinction de près de la moitié des grands animaux bien avant que l’homme n’invente la roue, l’écriture ou les outils en fer». Ainsi disparurent, dans les grandes plaines américaines où les troupeaux de chevaux n’étaient pas encore d’importation espagnole, les chats à dents de cimeterre et les paresseux géants pouvant atteindre six mètres de haut. Après quelque 30 millions d’années, ces beaux animaux furent, en peu de temps – 2000 ans, autant dire une paille! – les victimes de Sapiens dans une version du Déluge qui doit peu à la colère divine…

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Quand Monsieur Je-sais-tout fait la leçon…

Yuval Noha Harari est historien mais pas que: son récit est un montage de savoirs croisés et sa méthode diachronique relie à tout moment les faits du lointain passé à ceux du présent. Après les 500 pages de Sapiens, son deuxième pavé, Homo deus, s’ouvre sur une espèce de bilan rejoignant les constats d’un Michel Serres sur un passé idéalisé (dans C’était mieux avant!) en rappelant comment l’homme a surmonté, dans les grandes largeurs, les deux causes majeures de sa mortalité prématurée, à savoir la maladie et la guerre.

Mais c’est plutôt sur son aperçu des lendemains qui chantent de notre espèce que son tableau final a suscité la polémique, d’aucuns lui reprochant de prédire une sorte d’avenir radieux technologique, base d’une nouvelle religion des data, alors qu’il ne fait que l’envisager sur la base de faits avérés. Jamais en tout cas, pour ma part, je n’ai eu l’impression que ce Je-sais-tout qu’on pourrait classer humaniste libéral, ne fait l’apologie du transhumanisme, ni ne peint non plus le diable sur la muraille. Je n’ai pas, pour ma part, assez de recul ni de compétence pour juger de l’ensemble de sa démarche, mais celle-ci m’a intéressé tout en me laissant libre de développer mes propres réflexions et autres rêveries.

Il en va tout autrement de la démarche du Monsieur Je-sais-tout combien plus envahissant, en tout cas dans nos territoires francophones, que représente Michel Onfray, qui se prononce sur tout et juge de tout avec une sorte de volonté de puissance relevant à la fois du vitalisme omnivore et de la compulsion tissée de contradictions – en quoi il m’intéresse pourtant!

Michel Onfray va nous expliquer, cette année, ce que fut le «vrai» Mai 68, en désignant les «vrais» penseurs de la rupture, comme en d’autres temps il nous a expliqué que La Boétie surclassait son ami Montaigne. De Cosmos à Décadence, ses derniers pavés, il nous a déjà expliqué combien la culture tsigane était supérieure à la tradition judéo-chrétienne, et comment notre monde occidental touchait à sa fin. 

Vingt livres, quarante livres, cent livres au tournant de la cinquantaine, et sur cette lancée, après une ou deux cures transgéniques, ce seront trois cents, mille livres de plus! Même avec un infarctus et un AVC récent: la totale!

Du coup je regarde le premier sourire de notre premier petit-fils sur Instagram et je me dis: cool Michel, on se calme, on va faire un tour, ou plutôt on va essayer de ne rien faire, mais surtout tu n’en fais pas un livre de plus, comme tu l’as fait à propos du philosophe dans les bois Henry-David Thoreau: tu te la coinces...

Michel Onfray rêve d’être philosophe: c’est bien. Dans les Essais de Montaigne, recueil assez recommandable, le grappilleur de faits intéressants du passé et du présent cite Épicure qui dit comme ça que les penseurs obsédés par l’avenir le gonflent: que l’attention au présent est aussi importante. 

Or ce qui fatigue chez Michel Onfray est son souci d’apparaître non seulement aujourd’hui, mais demain et après-demain. Fuite en avant. On se prétend philosophe, je-sais-tout, sans regarder ce qu’il y a là: une femme qui pleure dans un couloir d’hosto, un enfant qui joue à la toupie, une fille qui flemme, un garçon qui attend sa mère à la sortie de la poste - la vie ou j’en sais rien… 

Dessin: Matthias Rihs, pour le média indocile Bon Pour La Tête où JLK a publié initialement cette chronique.

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