Je suis réveillée par une petite secousse sur mon épaule. Je lève la tête et manque de cogner celle de Labûche penchée sur moi. Je crie.
« - Ce n’est rien. Tout va bien, vous vous êtes endormie sur le clavier. Peut-être en avez-vous fait trop, il faut vous reposer… »
Trop ? De quoi me parle-t-elle encore ? Ma joue me brûle. De petits carrés y sont imprimés. Contours rougis mais vides. Aucune lettre retranscrite. L’écran est éteint, je l’allume, toujours rien. J’aurais pourtant juré avoir écrit cette nuit. Je prendrais bien un petit cachet, tout compte fait, moi…
« Sophie, tenez » Elle m’a pris la main et y a déposé deux comprimés ; si elle se met à lire dans mes pensées maintenant, je suis mal barrée. Mais non, je me reprends. J’ai failli oublier que cette manipulation tourne autour de cette addiction médicamenteuse. La réponse, l’alpha et l’oméga. Faire coller le diagnostic au médoc, telle est la quête de cette psy pleine de bonne volonté.
« Quelle heure est-il ? »
Si je pose cette question inutile c’est que l’heure affiche clairement 20 :15 dans mon cerveau, en lettres digitales, rouges et clignotantes. C’est l’heure exacte du décès de mon père. Ou plutôt l’heure enregistrée. Comment savoir ? Et puis quelle importance ? Tous ces détails qui me submergent… Le livre, posé sur la table de nuit, que j’ai emporté comme une voleuse. Ses lunettes, à côté. La télé allumée, comme s’il pouvait la regarder…Les allées et venues incessantes du personnel qui ne fait qu’entrer et sortir sans jamais le regarder vraiment.
Elle n’a pas vérifié si j’avais bien avalé, c’est vraiment une novice. Mais je les ai bien pris ces cachets, j’ai envie de me laisser aller un peu. Il s’est passé quelque chose cette nuit, mais je ne sais pas quoi. Je me sens juste vide, incapable et nulle sur toute la ligne.
« Je voulais vous souhaiter un bon week-end, Sophie. Nous nous verrons lundi. Ah, au fait, votre mari vous fait passer ceci, ce sont vos cigarettes, il semblait pressé… »
Alors on est vendredi ? L’établissement va plonger dans sa léthargie, les infirmiers et aides soignantes vont pouvoir batifoler. Ils toléreront même quelques agissements lubriques chez les patients ; ils laisseront quelques portes ouvertes…
Où Richard va-t-il emmener Samantha pour ce séjour amoureux ? Pas la peine de chercher longtemps, ce sera Honfleur… J’y serais bien allée aussi, moi. Je ne les aurais pas dérangés, me serais installée à l’arrière, je n’aurais pas parlé, juste regardé le paysage. La route est si belle…Et puis là-bas, je me serais promenée sur la plage.
J’y aurais divagué jusqu’à la nuit tombée, jusqu’au premier frisson, juste avant la marée. J’aurais creusé le sable, mes ongles auraient noirci, je me serais enfuie…
Mon père avait des mains de pianiste, jamais on aurait pu deviner son métier de garagiste. Les heures qu’il passait à frotter à la brosse à ongles ses belles mains qui en sortaient rougies. Ses mains étaient soignées, et lorsqu’il les posait sur son front pour chasser les migraines qui l’habitaient, il semblait un géant fatigué qui pourtant souriait. Mais nous connaissions ce geste, nous nous éclipsions alors pour qu’il puisse se reposer un peu.
Moi, je ne fais que ça, me reposer, je me pose et repose, et je joue d’une prose qui me fatigue. Je suis au bord d’une overdose de mots qui tournent en rond, qui ne produisent rien à part de vagues sillons sur l’eau trouble d’un passé qui ne se dissout jamais. Des ondes maléfiques qui m’encerclent et puis forment une spirale tentaculaire.
« Alors, à lundi..
- Attendez !
- Oui ?
- Vous ne voulez pas rester un peu ? »
Ah le cas de conscience ! Elle est irrésistible à cet instant et je lui prendrais bien la main pour la rassurer un peu. Est-ce que j’ai bien entendu un moteur qui s’emballe, impatient, ou bien est-ce moi encore, toujours prête à bâtir un scénario pour chacun des petits moments insipides de mon quotidien ? Non, je n’ai pas rêvé. Deux coups de klaxon, vifs et impérieux font rougir Labûche
« A lundi, Sophie
- Attendez !
- J’ai d’autres patients à voir, soyez gentille. Reposez vous et écrivez si vous le souhaitez
- J’ai repensé à votre proposition
- Laquelle ? » Son impatience m’est agréable, je suis infâme
- Lire. Je voudrais lire un livre pour passer ce week-end
- Ah ! Un livre en particulier ?
- Oui
- Dites-moi, alors, j’essaierai de vous trouver ça…
- Je voudrais le lire aujourd’hui, c’est très important. Je vous raconterai pourquoi…
- Je vous écoute
- Les cerfs volants de Romain Gary. Je vous attends…Et, merci ! »
Voilà, j’ai fait mon petit caprice. Elle est ravie et anxieuse à la fois. Maintenant, j’attends.
Je parie un mari que c’est le livre qui reposait sur la table de nuit de mon père qu’elle m’apportera. Celui que je n’ai jamais eu la force d’ouvrir, qui est coché au premier tiers par une carte à jouer en guise de marque page. Celui qui est posé sur ma table de nuit.
J’attends et je souris.