Magazine Nouvelles

Muriel Pic, Élégies documentaires par Gérard Cartier

Publié le 11 mars 2018 par Angèle Paoli
Muriel Pic, Élégies documentaires,
éditions Macula, Collection Opus incertum, 2016.


Lecture de Gérard Cartier



TRISTES UTOPIES

Le documentaires du titre fait naturellement penser à Charles Reznikoff, d’autant que la première section du recueil évoque l’Allemagne nazie ; mais on est loin du procédé impersonnel d’Holocauste. Qu’on me pardonne : si j’ai de l’estime pour le projet du poète américain, pour sa radicalité, le résultat me convainc mal : la mise en vers m’y semble souvent artificielle et ne faire poème que pour l’œil. La démarche de Muriel Pic, dont témoigne son titre en forme d’oxymore, est beaucoup plus riche de possibilités. S’il fallait lui chercher des antécédents, on penserait plutôt à Cendrars, qui a inventé le genre « documentaire » avec son recueil Kodak, des poèmes composés de fragments taillés dans les pages du Mystérieux docteur Cornélius de Gustave Le Rouge, que le poète suisse s’approprie et fait si bien siens que, dans ces poèmes écrits au ciseau, on entend sa voix – nul n’avait remarqué son maraudage avant que lui-même ne le révèle. Est-ce tout à fait un hasard s’il est ici évoqué par l’image de sa main perdue, montée au ciel sous la forme d’Orion (« étoile main coupée » !), alors que le nom de Reznikoff n’apparaît que de façon oblique, à propos de la mère du poète ?

Comme l’auteur d’Holocauste, Muriel Pic arrache ses poèmes à la poussière des archives (textes historiques, scientifiques, littéraires, cartes, photographies), mais elle ne s’efface pas derrière ces documents : elle les interprète, dans un acte qu’elle qualifie en postface de divination – les archives n’existent que par ceux qui les exhument, ce sont eux qui leur donnent forme et sens –, elle les insère dans un réseau de références et de significations (« Soit les sangs se mêlent / soit ils empoisonnent la terre »), elle y mêle sa vie et sa pensée (« Je continue de construire les ruines »). Rien d’étonnant, donc, à ce que le principal ressort de son écriture soit extérieur au matériau d’origine ; comme le laissait présager l’élégie du titre, il est indissociable de la sensibilité de l’auteure : c’est l’association d’idées, l’analogie, procédé éminemment poétique, qui conduit l’esprit d’un essaim d’abeilles à une chute de neige, et de là à Kepler, auteur d’un traité sur les flocons, dont la forme sexangulaire nous ramène aux alvéoles de la ruche…

Trois sections dans ce recueil : trois utopies défaites ou malheureuses du siècle dernier. Tout d’abord, le projet d’un immense centre de vacances sur l’île allemande de Rügen, dans la Baltique, conçu comme un lieu de propagation de la culture nazie. Ce vaste ensemble de 10 000 chambres doubles, doté de salles de gymnastique et de natation, d’une maison de la propagande et même d’abattoirs mécaniques, dont la construction fut interrompue par la guerre, est le symbole architectural de la société totalitaire. Apparaissent ici quelques noms obligés, Hannah Arendt, Thomas Moore, mais aussi d’autres moins attendus, comme Lucrèce, appelé par l’image des ruines qui se désagrègent :

Sous les astres errants du ciel
sans fin s’agitent et se transforment
tous les éléments de la matière.
Rien à faire
la nature des choses est irrégulière.
Rien à faire
la vérité est toujours en ruines.
Rien à faire
les souffrances endurées
ne rendent pas plus réel le temps passé. […]

Miel, la seconde partie, a pour motif l’épopée sioniste du début du XXe siècle, représentée par un kibboutz spécialisé dans l’élevage des abeilles (« L’utopie avait la couleur du miel… »). L’utopie historique du retour en Palestine est doublée d’une utopie sociale, qui s’éteindra dans les expropriations et la guerre (« …aujourd’hui elle a la couleur du sang »), et d’une utopie culturelle : le retour à la langue hébraïque, mouvement que Muriel Pic rend sensible en reproduisant des extraits du cahier dans lequel Kafka apprenait l’hébreu : « Il veut saisir la main de ses ancêtres / mais ils la lui tendent de trop loin ».

[…] De liste en liste
Kafka s’éloigne de lui-même
et de l’état juif de Theodor Herzl.
Chaque mot est la porte d’une autre maison
l’arcade d’une autre prophétie.
De liste en liste
le doigt sur la carte de la Palestine
Kafka est parti dans un autre pays
un pays imparfait en cela que plusieurs
le seul pays possible de la poésie.
Sa cartographie est sans frontières :
essaims de mots ou vers documentaires.

Quant à la dernière section, Orientation, elle rapproche les deux infinis : les étoiles, sondées par les tribus Skidi d’Amérique (chaque village avait la sienne) et par les astronomes – et entre toutes, ici, celles de la constellation d’Orion, dont l’auteure reproduit une photo d’amateur du 2 août 1939 ; et, d’autre part, le mouvement turbulent des atomes. Car celui-ci est visible à l’œil nu dans les étoiles, qui sont le lieu des réactions nucléaires en chaîne dont Einstein, le même 2 août 1939, annonçait la domestication prochaine : l’utopie scientifique allait accoucher de la bombe atomique. Qui sait lire dans le ciel, y voit tout autre chose que les Skidi : la destruction. Image qui conclut un recueil empreint d’un profond pessimisme (« Il n’est d’art documentaire / sans chant de deuil »), mais où Muriel Pic dessine un chemin prometteur – on regrettera seulement une poignée de vers un peu trop appuyés (« Lui, il dort sur ses deux oreilles d’assassin »).

Tout, dans ces Élégies documentaires, contribue aux poèmes : coordonnées terrestres ou stellaires, dates, citations en langues étrangères, termes scientifiques, etc. et même les documents graphiques, présentés et titrés chacun comme un poème à part entière. Les poèmes-textes relèvent quant à eux d’une structure fixe, variable selon les sections : 3 strophes de 10 vers dans Rügen, de 12 vers dans Miel, de 14 vers dans Orientation, fétichisme des nombres à quoi se livrent volontiers les poètes d’aujourd’hui qui, affranchis de l’ancien arbitraire des formes fixes, lui substituent, pour échapper à l’informe, leur propre arbitraire.

Gérard Cartier
D.R. Gérard Cartier
pour Terres de femmes


________________________________________
* Un regret d’ordre matériel : exergues, titres de sections, poèmes, tout est donné sans aucune distinction, sans aucune page blanche, indifféremment à droite ou gauche, et dans un corps réduit, ce qui nuit à l’appréhension d’un livre qui aurait mérité une édition plus soignée.

Muriel Pic



MURIEL  PIC

Muriel Pic  portrait

Ph. © éditions Macula
Source


■ Voir | écouter aussi ▼

→ (sur le site des éditions Macula) la fiche de l’éditeur sur Élégies documentaires
→ (sur CCP, Cahier critique de poésie) une lecture d’Élégies documentaires, par Jérôme Duwa
→ (sur le site de France Culture) Muriel Pic, décrire ou hanter
→ (sur Diacritik) Les montages documentaires de Muriel Pic : En regardant le sang des bêtes, par Laurent Demanze
→ (sur etudiants.ch) Muriel Pic: Lire est un acte critique, un acte civique (Fragments d’entretien avec Muriel Pic)
→ (sur Babelio) une notice bio-bibliographique sur Muriel Pic

■ Autres lectures de Gérard Cartier
sur Terres de femmes

Alain Guillard, Quête du nom
Cécile Guivarch, Vous êtes mes aïeux
→ Emmanuel Moses, Ivresse




Retour au répertoire du numéro de mars 2018
Retour à l’ index des auteurs

» Retour Incipit de Terres de femmes

Retour à La Une de Logo Paperblog