Le journal du professeur Blequin (54) Coups de gueule d’un Asperger

Publié le 13 mars 2018 par Legraoully @LeGraoullyOff
L’autisme est une différence invisible mais réelle.

Dimanche 11 mars

11h : Demain soir, je participe à une table ronde sur le thème « La scolarisation des enfants avec autisme. Aujourd’hui l’école française est-elle véritablement inclusive ? »Aujourd’hui, je ne sais pas, j’en saurai peut-être davantage demain, mais je peux vous assurer que quand j’étais môme, la réponse état « non » ! Quand je repense à toutes ces années passées à croire que j’étais une mauvaise personne alors que j’avais seulement une case en trop qui m’empêchait de rentrer dans le moule… Quel insupportable gâchis, toute une jeunesse volée ! Aujourd’hui, j’essaie de rattraper le temps perdu. Vous trouvez cette question anecdotique ? Imaginez l’espace d’un instant ce qui se passerait si on traitait tous les handicapés comme on traite les autistes Asperger : vous pouvez être sûr qu’on laisserait se débrouiller seuls les aveugles qui demandent à être guidés, qu’on enverrait balader les hémiplégiques qui demandent qu’on pousse leur fauteuil roulant et qu’on répondrait « vous nous faites chier » aux sourds qui réclament qu’on leur parle plus fort ! On ne choisit pas d’être autiste et ça ne s’attrape pas comme une cirrhose ! Vu ?

Lundi 12 mars

9h15 : J’entre dans un tabac-presse pour renouveler ma carte de bus – j’apprendrai par la suite qu’il me faudra me rendre dans un autre commerce, heureusement voisin. Un adolescent, me voyant entrer, me demande si je veux bien lui acheter son paquet de cigarettes, le buraliste refusant de le lui vendre… De ma vie, je n’ai jamais acheté une telle marchandise, même et surtout pas pour moi. Embarrassé, je lui dis que je n’ai pas beaucoup d’argent : il me répond qu’il avance la monnaie, qu’il a juste besoin qu’un adulte les achète pour lui. Je finis par céder et je lui rends ce service, peu fier de moi comme vous pouvez l’imaginer. Ai-je bien fait ? Avouez que ce n’était pas bien de l’encourager dans son vice. Vous me direz que si je ne l’avais pas fait, quelqu’un d’autre l’aurait fait ? Invérifiable. Et ça ne me fournit pas une excuse : quand un acte est immoral, il ne devient pas moins immoral sous prétexte que quelqu’un d’autre l’aurait fait. Je dirais même, au contraire, qu’il est plus méritoire de résister à la tentation de l’immoralité quand la majorité y cède. Je lui ai rendu un service, certes, mais qui peut être néfaste à long terme. Alors pourquoi l’ai-je fait ? Parce que je suis un être humain, parce qu’il peut m’arriver, par paresse, par facilité, par manque de temps ou d’énergie, de me laisser aller à des actes qui entrent en contradiction avec mes règles de conduite, plus particulièrement quand je me trouve, comme c’était le cas, dans une situation qui m’est inhabituelle. Bref, j’ai agi ainsi parce que je ne suis pas parfait, et c’est aussi pour cette raison que ce jeune garçon consomme une substance dangereuse pour la santé : il fume parce qu’il est humain et je le laisse faire parce que je suis humain aussi, je serais donc mal placé pour l’exhorter à essayer d’atteindre une perfection qui m’est autant inaccessible qu’à lui !

Tous les autistes ne sont pas des passionnés d’informatique ! Pigé ?

21h : La table ronde sur la scolarisation des enfants autistes a pris fin ; elle s’est bien passée dans l’ensemble, même si j’ai failli péter les plombs quand un individu présent dans l’assistance, professeur d’informatique de son état, a évoqué la lassitude de ses élèves neurotypiques (c’est-à-dire non-autistes) face aux aménagements dont bénéficient les étudiants autistes, comme le tiers-temps, allant jusqu’à souligner que ses élèves soupirent quand un de leurs camarades autistes prend la parole ! N’y pouvant plus, je lui ai répondu « si vos élèves sont intolérants, ce n’est pas la faute des autistes » ! J’y suis allé peut-être un peu fort, mais sa réflexion a réveillé en moi de bien mauvais souvenirs, en l’occurrence l’époque pas si lointaine où j’avais le droit à des jets de bouts de gommes, à des rires gras et à des lazzis méprisants quand je m’exprimais en cours ! Et oui, le mépris des aspis s’exprime souvent d’une façon autrement plus violente que de simples soupirs ! Et selon cet enseignant, cette attitude méprisante envers un camarade handicapé et éprouvant des difficultés à l’exprimer en public serait presque légitimée par de la lassitude morale que génère la prise en compte du handicap ! Sachez, mon bon monsieur, que cette fatigue n’a strictement aucune commune mesure avec la fatigue de vivre que peut éprouver une personne en situation de handicap ! C’est de vos étudiants qui soupirent que vous devriez avoir honte, pas des aspis qui, malgré l’angoisse que font naître en eux les interactions sociales, essaient de surmonter leur handicap pour s’exprimer ! Si vous n’êtes pas fichu d’apprendre à vos élèves un minimum d’empathie et de respect des collègues, ça nous promet un belle génération d’informaticiens sans foi ni loi !