Jean-Pierre Chambon, L’Écorce terrestre par Angèle Paoli

Publié le 14 mars 2018 par Angèle Paoli
Jean-Pierre Chambon, L’Écorce terrestre
éditions Le Castor Astral, 2018.
Dessin de couverture et frontispice : Jean-Frédéric Coviaux.


Lecture d’Angèle Paoli

AU-DELÀ DU VACILLEMENT DE LA PAUPIÈRE

Qu’y a-t-il derrière, dessous, dans les interstices et les maillages, dans le tremblé des particules, les réseaux de veinules, cendres écumes cristaux du verre écorces, escarbilles de la lumière, flocons de neige ? Qu’y a-t-il de perceptible derrière, dessous, sous ce que l’œil ne voit pas, ne capte pas, noyé « dans le flux des transparences » ? Ces interrogations sur l’infime, multiples et pénétrantes, occupent l’espace poétique des huit sections qui composent L’Écorce terrestre, dernier recueil de Jean-Pierre Chambon.

Quel que soit l’univers que le poète approche — la lumière, la cendre/l’écume, la méduse, les tournesols, l’écorce terrestre, la poussière/le silence, la pierre, la neige — et quelle que soit la forme que prend le poème à l’intérieur de chacune des sections qui compose le recueil, le regard est au centre, qui suscite le questionnement. « Je vois, je vois. Qu’est-ce que tu vois ? … », interroge le poète José Angel Valente dans l’exergue d’ouverture de « Spéculation sur le défaut de lumière », intitulé de la première section. Et Jean-Pierre Chambon de rebondir en écho :

« Qu’est-ce que
voir encore
quand toutes les choses
ont été dépouillées
de leur vêtement
de lumière… »

Et l’on saisit d’emblée que ce questionnement ouvre sur une multiplicité d’autres interrogations : sur les mots et sur le sens, sur les interprétations dont nous les recouvrons, l’un et l’autre. Et jusqu’aux « vues de l’esprit » qui agissent comme des leurres sur les choses elles-mêmes dont se saisit le regard. Ainsi des termes « Spéculation » ? « Défaut » ? Quelles acceptions leur donner, qui varient en fonction du contexte dans lequel les mots se trouvent enclos ?

Ici le contexte est pour ainsi dire voilé, tourbillonnant, vibrionnant, phosphorescent, mais voilé. La matière poétique est celle des nuages, de contours flous et changeants en fonction des mouvements de la lumière et de l’eau, des tourbillons de lucioles ou de grains de sable, de cristaux et de sel. Mais aussi du « grain du silence ». Et l’on assiste avec émerveillement à un enchâssement de questions toujours renouvelées, imbrications inépuisables, chaque poème en incluant de nouvelles, comme par rebonds légers pour cerner ce qui, dans ce maillage continu et fluctuant, se mue et donne à appréhender les myriades de molécules en suspension. Dans l’air dans l’eau dans la lumière… Chemin faisant, au cours de cette expérience poétique qui lui est propre, le poète s’interroge sur les possibles transmutations, le passage d’un état à l’autre de la matière, ce qui se donne à voir ou qui dissimule ses formes dans la trame, avec ses frontières ses imperfections ses contradictions et ses tremblements, dans l’attente peut-être d’une manifestation divine, d’une révélation ou d’un avènement :

« Quels sont ces nuages
d’objets ces corps
disloqués ces cendres
envolées
avec la fumée
ces ailes
de corbeaux déjà
dissoutes dans le ciel
vespéral —
quelles sont ces ténèbres et
cette épiphanie ? »

Attente qui peut aussi s’installer au cœur de l’absence et du vide, comme dans ce poème de « L’écorce terrestre » (intitulé de la cinquième section du recueil) :

« Le prolongement
au cœur d’un monde sans événements
de l’attente instante et toujours différée
d’un avènement »

Au terme du premier voyage initiatique, l’ultime question qui se pose à travers l’énigme de la lumière est bien celle de son existence (mythe de la caverne ?). La lumière existe-t-elle encore ou n’est-elle plus que l’ombre de ce qu’elle fut :

« de quelle mélancolie
du souvenir de la lumière
sont-ils [« lambeaux de membranes »]
la projection ? »

Commencé avec la lumière et le questionnement qu’elle suscite, le voyage poétique se poursuit avec « la cendre/l’écume ». La lumière et ses variations n’en sont pas oubliées pour autant. À partir de poèmes brefs, neuvains, dizains, onzains, un paysage étrange se dessine, paysage flottant et incertain d’un avant ou d’un après la Terre. Partout les contours s’estompent, obscurcis par le mélange sel/sable. Jusqu’à effacement. Effacement qui se répète et que l’on retrouve dans la section centrale « L’écorce terrestre » :

« On ne voit rien
presque rien »

Où se confirme également l’impression étrange d’un monde autre. Antérieur à la vie humaine ou postérieur :

« On dirait des paysages
d’avant l’humain
ou d’après

Il n’y a nulle part
personne »

Dans le paysage dévasté de « L’écorce terrestre », l’œil photographe ne croise que des ombres dont ne restent que « des traces fantomatiques/ des taches aveugles ». Le champ visuel se réduit encore pour ne garder que l’essentiel, une abstraction :

« Ne demeure que l’essentiel
une nudité âpre sans effets ».

La boite noire du cerveau a bien du mal à dégager les mots de leur gangue trompeuse, de leur luminosité fallacieuse. Il faudrait pourtant qu’elle s’y attelle pour atteindre le cœur actif.

En amont, dans la section « La cendre, l’écume », le regard qui effleure le monde et les êtres — une barque/un nageur — est un regard désincarné sans présence humaine. Résiduelles, légères, les particules (liquides et solides), soumises aux fluctuations insaisissables, témoignent de la fin d’un monde. Ce qu’il en reste après que tout a disparu. Quelque frémissement et ce peu de lueur qui encore s’attarde. La mort plane, la nuit enveloppe ce qui est en suspens. Des ombres furtives froissent les eaux. La barque glisse, « aveugle », en l’absence du nautonier et de l’âme du défunt :

« la barque vide
heurte la rive du sommeil
[…]
la nuit a versé dans la mer »

Reste le regard, cette « plaie béante » qui saisit le résidu de lumière. Ces accrocs qui font souffrir le nageur :

« l’eau le vacillement le reflet
une poignée de sel jetée dans le ciel noir
sur la plaie béante
du regard ».

Le troisième tableau entraîne le lecteur dans un univers à la fois autre et semblable. Le tout premier regard est celui de « l’ange » que son plongeon icarien conduit jusqu’à l’« Œil de Méduse ». Confrontation, en apnée, avec la gorgone et ses colonies de cnidaires phosphorescents. Chaque page de cette nouvelle section présente une succession de quatre à six phrases espacées par des blancs symétriques et réparties en trois temps. De sorte que l’ensemble suggère un rythme visuel régulier. Pourtant intemporel. La plongée dans le monde sous-marin des méduses rejoint un présent éternel qui est aussi le temps des vérités de toujours, lesquelles évoluent en abstractions mystérieuses cryptées et éminemment poétiques :

« L’eau pure a le goût de l’invisible. »

ou encore :

« L’eau réduit la distance amère qui sépare le corps de son ombre. »

L’univers pélagique traversé par les mots est celui mystérieux et mythique de la mer, univers saisi et amenuisé dans la loupe cristalline de l’œil :

« Le nageur mimétique est passé dans l’écarquillement
du miroir dont les écailles se sont brusquement resserrées. »

Mais les substances indéterminées des méduses, leur être hermaphrodite qui transite entre deux eaux, constitué de cellules gélifiées et immatérielles, sont appréhendées avec un vocabulaire scientifique, spécifique des émulsions et des flagelles. « Germe » / « albumine » / « soucoupe vibratile » / « ventouse diaphane » et « membranes ». Le lecteur navigue de surprise en surprise et se laisse porter par les combinaisons d’images. Les espaces métaphoriques se frôlent se rejoignent pour créer un paysage singulier qui fusionne les univers :

« Dans la forêt sous-marine, un trait de lumière harponne
la volve et l’anneau translucides d’un champignon flottant. »

Les visions évoluent sous « l’œil de cyclope » du nageur. Le monde des phosphorescences marines se mue en un monde médical, son bloc opératoire et ses projecteurs :

« Méduse phosphorescente comme frisson gélifié, hologramme de l’effroi »

et sur la page suivante :

« Au-dessus de l’opération, ce visage de gorgone sous la cagoule du bourreau. »

Les visions se succèdent, les unes magnifiques comme celle, métaphorique de la « cathédrale engloutie » qui convie la fusion des mondes :

« Nonchalamment voltigent, à l’aplomb de la cathédrale engloutie, des poissons séraphiques arborant les couleurs subtilisées à la rosace. »

D’autres, plus inquiétantes, évoquent à nouveau le monde médical, la « main gantée de latex » du chirurgien et « le polyèdre d’un verre d’eau flamboyant de lueurs d’améthyste » de l’énorme projecteur.

Entre les deux se glisse « le murmure du poème de la mer conservé sous une cloche de verre. »

Le retour sur la terre ferme se fait dans un champ de tournesols. « Champs de tournesols, embrasements et ténèbres ». La forme poétique laisse ici place à une prose poétique. Deux paragraphes habitent la page. L’œil évolue sur « le tournoiement confus des tournesols ». Surgit un monde excessif saturé de soleil : « Trop de lumière » / « chaleur accablante ». Un monde vaguement inquiétant qui combine les contraires, arrogance et mollesse. La rencontre du « je » avec « la masse mouvementée des tournesols » est rude et le choc, brutal. Le « je » spectateur est emporté dans un vertige sidéral. Une sorte d’envol céleste l’enlève, qui le transplante dans un univers intergalactique déboussolé :

« Ce sont bientôt des frictions de galaxies, des mécaniques célestes aux mouvements détraqués, le flottement d’amas lumineux, de grands soleils tisonnant l’espace… Ce ne sont encore, avant la dérive insensée des images, que les disques grisâtres des tournesols. »

La confrontation du spectateur avec le « sourd vrombissement des tournesols » a quelque chose de violent et de chaotique. Le poète est en proie à « un abusif miroitement des signes ».

Confrontée aux excès caniculaires, la splendeur des tournesols sous le soleil porte dans son perfectionnement même la marque évidente de son déclin. L’œil cyclope se rapproche, livre au regard le « cœur navré des héliotropes. »

D’une section à l’autre du recueil, les images surgissent dans un même déploiement de correspondances, un même mouvement d’interpénétration des mondes. L’univers des tournesols n’échappe pas aux métamorphoses silencieuses et secrètes qui le travaillent, intérieur et extérieur, dans les fluctuations invisibles de la matière, grumeaux, agglomérats, floculations et agglutinations de germes. On assiste en spectateur intemporel au défilé d’une armée de vieux soldats arcimboldesques ou à la mise à mort de la terre « l’échine piquetée de banderilles ».

Parvenu à ce point de l’expérience poétique, le narrateur avoue ses difficultés à dire, à se saisir des mots, du sens qu’ils charrient dans le flux inépuisable des images :

« Un dernier souffle ravive la braise jetée par l’étendue aride…
Mais les mots n’en captent que faiblement l’énergie… Ils ne parviennent plus à dire ce semblant de feu… Sans doute le regard s’est-il trop longuement attardé à ce discret versant du monde où, à présent, dans la lumière du déclin, s’étiolent les fleurs si puissantes et profuses… »

Partout, d’un point à l’autre de cette épopée poétique, le regard interroge ce qui se dérobe à son emprise, au-delà du vacillement de la paupière. De l’écorce terrestre — qui englobe des formes multiples même si insaisissables et éphémères —, il s’attache à appréhender ce qui écorche et ce qui saigne dans la pure beauté des mots :

« On voit
comme à travers la peau
écorchée du regard
[…]
On touche des yeux
le grain de l’opacité »

Le poète, lui, continue en solitaire son chemin singulier, nous laissant avec ses mots et notre propre solitude :

« je marche
à l’envers de mon ombre

dans la neige inachevée »

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


JEAN-PIERRE CHAMBON

Source

■ Jean-Pierre Chambon
sur Terres de femmes

L’Écorce terrestre (lecture de Cécile A. Holdban)
[Je touche le grain du silence] (extrait de L’Écorce terrestre)
Des lecteurs (extrait)
Des lecteurs (lecture d’AP)
→ Détour par la Chine intérieure (poème extrait du Petit Livre amer)
Le Petit Livre amer (lecture de Sylvie Fabre G.)
→ [Fleurs dans la fleur]
→ Fragments d’un règne (poème extrait du Roi errant)
→ [À partir de l’inaliénable singulier] (extrait de Tout venant)
Tout venant (lecture de Sylvie Fabre G.)
Zélia (lecture d’Isabelle Lévesque)
→ L’invention de l’écriture (extrait de Zélia)
→ Jean-Pierre Chambon | Marc Negri, Fleuve sans bords (lecture d’AP)

■ Voir aussi ▼

→ (sur le site du Castor Astral) la fiche de l’éditeur sur L’Écorce terrestre de Jean-Pierre Chambon



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