Diane et Actéon

Publié le 19 mars 2018 par Les Alluvions.com
" Je suis le fils d'un salopard qui m'aimait. Mon père était un marchand de meubles qui récupéra les biens de Juifs déportés. Mot par mot, il m'a fallu démonter cette grande duperie que fut mon éducation. A vingt-huit ans, j'ai connu une première crise de délire, puis d'autres. Je fais des séjours réguliers en hôpital psychiatrique.Pas sûr que cela ait un rapport, mais l'enfance et la folie sont à mes trousses. Longtemps je n'ai été qu'une somme de questions. Aujourd'hui, j'ai soixante-trois ans, je ne suis pas un sage, je ne suis pas guéri, je suis peintre. Et je crois pouvoir transmettre ce que j'ai compris."
Gérard Garouste, quatrième de couverture de L'Intranquille, Autoportrait d'un fils, d'un peintre, d'un fou (écrit avec Judith Perrignon, L'Iconoclaste, 2009)
Je ne connaissais guère Gérard Garouste que de nom. Et je n'écoute pratiquement jamais Europe 1. Mais dimanche dernier, au retour de Chambost Longessaigne, après avoir essuyé un déluge dans le Roannais, c'est avec le plus vif intérêt que j'avais suivi son entretien avec Isabelle Morizet, sur lequel j'étais tombé par hasard (enfin, du moins sans le chercher). Son actualité parisienne était, il est vrai, pléthorique : pas moins de trois expositions dont une aux Beaux-Arts sur le thème de la Divine Comédie de Dante, une à la galerie Templon à propos du Talmud et une au Musée de la Chasse et de la Nature, autour du mythe de Diane et Actéon. "En réalité, écrit sur son blog le journaliste Thierry Hay, cette première exposition fait suite à la commande du musée, d’un tableau sur la rencontre entre la belle Diane et le chasseur Actéon, mythe relaté dans ses Métamorphoses, par le poète latin Ovide (43 av JC). Le peintre a réuni les trois expositions, sous le même titre : Zeugma (plusieurs éléments avec des significations différentes dans la même phrase, pouvant déclencher un effet comique). Niché en plein milieu du Marais, le Musée de la Chasse et de la Nature est un endroit hors du temps, que je vous recommande, car on y cultive, avec raffinement, une singulière étrangeté."

Musée de la Chasse et de la Nature, mars 2018. Photo Thierry Hay

Rappelons brièvement le mythe d'Actéon. Ce jeune thébain, devenu un des plus habiles chasseurs du pays grâce aux conseils avisés du centaure Chiron, s'était vanté (selon Diodore et Euripide) de surpasser Artémis (devenue Diane chez les Romains). Un jour qu'il poursuivait du gibier sur les montagnes du Cithéron, il surprit la déesse au bain. Furieuse d'avoir été vue dans sa nudité, elle change le chasseur en cerf et le fait dévorer par les cinquante chiens qui l'accompagnent (cette meute hurlante ne le reconnaît pas et - petit détail amusant - les deux mâtins Hylactor et Pamphagos qui ont dévoré la langue du cerf se retrouvent dotés de la parole humaine).

Gérard Garouste : Diane et Actéon, 2013-2015. Huile sur toile, 200 cm x 260. Musée de la Chasse, photo David Bordes

Sur ce, deux jours plus tard, le 13 mars, je retourne à la médiathèque pour rendre Les Disparus de Daniel Mendelsohn (je venais de lire Une Odyssée, dont je reparlerai un de ces jours, et voulais maintenant découvrir l'œuvre qui l'avait rendu célèbre en France, mais là j'avais eu les yeux plus grands que le ventre et je n'avais pas trouvé le temps nécessaire pour cela - c'était partie remise). Mais, une fois dans les lieux, impossible de repartir sans bagages : je me charge déraisonnablement de Gratitude, le dernier journal publié de Charles Juliet, d'un roman graphique, Le retour de la bondrée, de l'artiste néerlandaise Aimée de Jongh, et enfin du dernier roman de Yannick Haenel, Tiens ferme ta couronne. Or, ces trois ouvrages, comme on le verra dans ce billet et les prochains, vont tous faire signe d'une façon ou d'une autre, et s'insérer dans la vaste intrication de motifs que je ne cesse de vouloir décrire ici.
Commençons donc par Haenel (il était présent en septembre aux Rencontres de Chaminadour, à Guéret, il avait participé à une table ronde, mais je n'avais pas alors acheté son livre : pour tout dire, je ne savais trop que penser du personnage et de sa littérature, il était à la fois attirant et irritant - proche de Sollers, il en avait, me semble-t-il, le côté bateleur plein d’esbroufe, mais derrière l'escamoteur se tenait aussi un vrai chercheur de vérité - ou bien était-ce le contraire : derrière l'érudit et l'aventurier de l'esprit n'y avait-il, comme le pense avec férocité Juan Asencio, que de l'imposture et du vent ?). Bref, j'étais dans l'expectative, mais ce jour-là le livre était au rayonnage des nouveautés et j'eus le plus grand désir de le lire.
D'emblée, je fus saisi : dès la première page du premier chapitre, intitulé Le daim blanc, c'était l'un des thèmes les plus forts de ce début d'année 2018 qui me sautait au visage :
"A cette époque, j'étais fou. J'avais dans mes valises un scénario de sept cents pages sur la vie de Melville, l'auteur de Moby Dick, le plus grand écrivain américain, celui qui, en lançant le capitaine Achab sur les traces de la baleine blanche, avait allumé une mutinerie aux dimensions du monde, et offert à travers ses livres des tourbillons de prophétie auxquels je m'accrochais  depuis des années ; Melville dont la vie avait été une continuelle catastrophe, qui n'avait fait à chaque instant que se battre contre l'idée de son propre suicide et, après avoir vécu des aventures fabuleuses dans les mers du Sud et connu le succès en les racontant, s'était soudain converti à la littérature, c'est-à-dire à une conception de la parole comme vérité, et avait écrit Mardi, que personne n'avait lu, puis Pierre ou les Ambiguïtés, que personne n'avait lu, puis Le Grand Escroc, que personne n'avait lu, avant de se cloîtrer pour les dix-neuf dernières années de sa vie dans un bureau des douanes de New York, et de déclarer à son ami Nathaniel Hawthorne : "Quand bien même j'écrirais des Évangiles en ce siècle, je finirais dans le ruisseau." (p. 11)
 
Deux phrases. Une très courte et une très longue, une mèche courte et une mèche longue, mais qui ensemble propulsent le roman, le font irrésistiblement décoller. Deuxième étage de la fusée : après l'écrivain Melville, le cinéaste Cimino :
"Alors voilà : un jour, j’avais entendu une phrase de Melville qui disait qu’en ce monde de mensonges, la vérité était forcée de fuir dans les bois comme un daim blanc effarouché, et j’avais pensé à ce film de Michael Cimino qu’on appelle en France Voyage au bout de l’enfer, mais dont le titre original est The Deer Hunter, c’est-à-dire le chasseur de daim.
Dans ce film qui porte sur la guerre du Vietnam, où de longues scènes de roulette russe jouées par Christopher Walken donnent à cette guerre absurde la dimension d’un suicide collectif, le chasseur, joué par Robert De Niro, poursuit un daim à travers les forêts du nord de l’Amérique ; lorsque enfin il le rattrape, lorsque celui-ci est dans son viseur, il s’abstient de tirer." (p. 17)
Je vais vite, trop vite, mais ce qu'il faut savoir c'est cela, ce roman est tout entier sous le signe de la Chasse, une chasse qui n'est pas seulement d'ordre cynégétique, mais aussi, et surtout, d'ordre spirituel. Je passe vite, trop vite (j'y reviendrai très certainement), sur deux cents pages de périple rocambolesque entre New York et Paris, pour déboucher sur une nuit d'ivresse au musée de la Chasse et de la Nature, oui, celui-là même où Gérard Garouste expose en ce moment ses toiles actéoniques. Le narrateur a rencontré dans un restaurant d'huîtres la conservatrice du Musée, une certaine Léna Schneider, et celle-ci l'entraîne dans une sorte de labyrinthe érotique :
"Léna apparaissait dans l'embrasure d'une porte, puis aussitôt disparaissait. En entrant dans une pièce rouge sombre où un sanglier me contemplait, ses défenses violemment tournées vers moi, je trouvai son blouson en hermine abandonné sur le sol ; puis, entre deux portes, sa jupe ; plus loin encore, son chemisier.
Allait-elle m'attirer vers la source ultime, vers ce lac ajusté au cœur du bois où, dénudant ses seins, découvrant ses cuisses, révélant sa toison, la déesse, avec ses doigts qui ont glissé dans sa vulve, asperge le voyeur dissimulé derrière le tronc d'un chêne, et par ce geste le met à mort ?" (p. 228)
La déesse c'est évidemment Diane, et le voyeur Actéon. D'ailleurs, un peu plus loin, la référence est explicite : le narrateur retrouve Léna dans un café où elle est en train de lire, il lui demande ce qu'elle lit et elle retourne alors en souriant la couverture du livre. Ovide, Les Métamorphoses.
"Elle me rappela que, cette nuit, je lui avais confié ma passion pour l'histoire d'Actéon, le chasseur qui se détourne de ses proies habituelles pour suivre la déesse qu'il a entrevue dans les bois. On connaît l'histoire : Actéon surprend Diane au bain entourée de ses nymphes. La nudité de Diane est taboue. Lorsqu'elle se rend compte qu'elle a été vue, elle cherche son carquois, son arc, ses flèches, mais, étant dans l'eau, elle est désarmée : alors elle éclabousse son voyeur ; et les gouttes, en giclant sur Actéon, le transforment en cerf, sur lequel ses chiens se jettent et qu'ils dévorent." (p. 267)

Eugène Delacroix - Été - Diane et Actéon

Concluant le chapitre de la scène de sexe débridée qui se tient donc au coeur même du Musée de la Chasse, ultimement dans un petit cabinet tendu de soie noire et au plafond couvert de têtes de hiboux, Yannick Haenel écrit cette phrase : A travers notre plaisir, les animaux affluaient, ils ont crié dans nos gorges.
Il met en italiques les animaux affluaient.
De même, à partir de cette rencontre Garouste-Haenel (mais tout cela n'avait-il pas commencé avec les fourmis d'AS Byatt ?), je vis les animaux affluer. Ce sera le sujet des prochains billets.