Au préalable, rappelons que le tribut le plus lourd payé à la révolution bolchevique fut versé par le peuple. La révolution russe n'a pas laissé seulement une trace sanglante derrière elle parce que les aristocrates et une bonne partie des "koulaks" russes furent massacrés, mais parce que des dizaines de millions de Russes appartenant aux couches populaires furent aussi sacrifiés sur l'autel du Progrès.
Le régime quasi-dictatorial de Poutine et ses prédécesseurs tient aussi au souvenir cuisant dans la population de gigantesques massacres commis au nom de la démocratie et du peuple.
La commémoration d'un tel événement est néanmoins justifiée, car c'est l'un des événements politiques majeurs du XXe siècle. L'Histoire, quant à elle, commence au stade où l'on tente d'élucider le sens profond de cet événement, ce qui est rendu difficile par la propagande politique ; la révolution russe a en effet été tantôt récupérée, tantôt utilisée comme un repoussoir, de sorte qu'elle est surtout connue à travers la propagande, cela d'autant plus que les archives soviétiques sont longtemps restées scellées.
"Et 1917 devient Révolution", ouvrage commémoratif paru à l'occasion du centenaire de la Révolution, a plusieurs mérites :
- Il est découpé en une cinquantaine de courts chapitres (sommaire détaillé ici), ce qui permet d'aborder la Révolution russe, monumentale et un peu intimidante, sous des angles variés. Ainsi un chapitre consacré à un officier français catholique, qui déserta l'armée française pour se joindre, enthousiaste, aux Bolcheviks, avant de déchanter et rentrer au pays, nous éclaire sur la dimension religieuse de la Révolution (déjà soulignée par Baudelaire dans un autre contexte).
Plusieurs chapitres permettent aux lecteurs de découvrir les principaux acteurs des événements de 1917: Kérenski, Lénine, Trotski, ou le général contre-révolutionnaire Kornilov ; mais aussi les différents rouages de l'engrenage révolutionnaire: la défaite de l'armée russe face aux troupes allemandes, la prise "mythique" du Palais d'hiver. Ou encore ce sont des aspects secondaires qui sont abordés, comme des événements frontaliers (indépendance de l'Ukraine ou de la Finlande), l'exil des aristocrates ou la propagande politique.
- De plus l'iconographie est abondante et les reproductions de bonne qualité: de nombreux documents d'époque -affiches, caricatures, photographies, journaux sont reproduits. A travers un chapitre dédié aux revues satiriques russes de 1917, on découvre le talent des caricaturistes russes d'alors. La propagande communiste requérait aussi le talent de dessinateurs et d'artistes.
On s'attardera ici sur les deux chapitres consacrés à la caricature et les chapitres consacrés à la propagande.
- Les revues satiriques furent de courte durée, coincées entre la censure tsariste et celle du nouveau pouvoir
bolchevik, qui s'empressa de faire taire ces publications antibolcheviques. La censure tsariste s'était relâchée un peu depuis la révolution de 1905, permettant à quelques titres d'éclore : "La Baïonnette" (Chtyk), "Le Nouveau Satiricon" (Novy Satirikon), "Le Fouet" (Bitch). En 1918, presque tous ces titres sont déjà interdits et un organe officiel de censure sera mis en place en 1922.La qualité de ces titres de presse est d'autant plus surprenante que la censure ne cessa vraiment que pendant quelques mois de transition entre les deux régimes dictatoriaux.
- Un autre chapitre se penche de plus près sur le contenu des caricatures. La crise est générale en Russie: militaire d'abord, mais aussi politique, économique et morale. Les caricatures visent tous ceux qui sont jugés responsables de cette crise : le pouvoir monarchique, le clergé orthodoxe, la bourgeoisie soupçonnée de vouloir détourner la révolution de son but, mais aussi les bolcheviks accusés de contribuer au chaos.
Les caricatures antirévolutionnaires sont peut-être les plus originales car elles soulignent les divisions au sein du peuple et l'incapacité à les surmonter au nom de la démocratie (cf. caricature ci-contre de Re-Mi, parue dans le "Novy Satirikon", raillant les divisions à l'intérieur du peuple).
- D'autres chapitres évoquent au contraire le rôle de la propagande et des artistes qui mirent leur talent au service de la révolution bolchevique, ses différents aspects. Il faut exalter les figures emblématiques de la révolution -l'ouvrier, le soldat de l'armée rouge-, mais aussi rendre les "lendemains qui chantent" plus concrets et désirables.
- Dans le chapitre "L'invention des Rouges et des Blancs", Sabine Dullin commente une affiche abstraite d'El Lissitzky : "Battez les blancs avec le coin rouge" (1920). La signalétique géométrique et tricolore simpliste de cette affiche destinée à "guider" les soldats de l'armée rouge est un exemple intéressant de l'implication de l'art abstrait avant-gardiste dans la propagande militaire. La couleur sert à résumer l'idéologie, comme dans les emblèmes nationaux.
Le terme "d'avant-garde" lui-même a une connotation guerrière.
Affiche de propagande par El Lissitsky.
Cette peinture de la Révolution de 1917 par "touches légères" n'est pas sans défaut, mais du moins s'agit-il d'une description large, faisant appel à des points de vue variés.
La question historique à proprement parler, du sens de la Révolution, est laissée pendante. L'historien Marc Ferro se contente d'observer que les Russes ont une meilleure opinion de Staline, symbole d'un pouvoir fort, depuis le règne de Poutine, tandis que Lénine et Gorbatchev représentent le chaos.
Cet historien indique aussi que l'aura de la Révolution russe persiste dans le monde cent ans plus tard, révolution qui selon lui "renia sa doctrine et ses promesses au nom de la nécessité".
"Et 1917 devient Révolution", ouvrage collectif sous la direction de Carole Ajam, Alain Blum, Sophie Coeuré, Sabine Dullin. Eds Seuil/BDIC, 2017.