(Matthieu, 12,40).
Arrêtons-nous un instant sur Jonas, ce mythe célèbre mais peut-être aussi connu de façon très superficielle. Il ne faut pas se priver de le lire dans l'une des traductions proposées par Wikisource : c'est l'un des textes bibliques et prophétiques les plus brefs. En quatre petits chapitres la messe est dite. Voyons un peu de quoi il est question.
"Lève-toi, va à Ninive, la grande ville, et crie contre elle ! car sa méchanceté est montée jusqu’à moi." C'est ainsi que l’Éternel s'adresse à Jonas (Jonas qui est donc couché au moment de cette exhortation). Ninive, c'est la capitale des Assyriens, les ennemis des Hébreux, un pays superlativement païen. Jonas se lève mais fuit aussitôt, vers Tarsis est-il dit : cette ville non identifiée encore aujourd'hui représentait le bout du monde pour les Hébreux. Pourquoi fuit-il ? on ne sait pas. Il embarque à Jaffa mais Dieu suscite une tempête. Tous les marins prennent peur, invoquent leurs divinités, jettent tout ce qu'ils possèdent par-dessus bord pour alléger le navire. De manière surprenante, Jonas descend à fond de cale, se couche, et s’endort profondément. Paul Auster, dans L'invention de la solitude, a bien raison de le comparer à Oblomov, "pelotonné sur son divan, rêvant son retour dans le sein maternel". Jonas ne pense décidément qu'à s'allonger.
Il est tiré de son somme par le capitaine du bateau qui le somme d'invoquer lui aussi son dieu. La tempête ne se calmant pas, on décide de tirer au sort pour savoir qui est le responsable du malheur présent, et bien sûr c'est Jonas qui est désigné. Il faut admirer son courage car il ne cherche pas à minorer son rôle et c'est lui-même qui enjoint à l'équipage de le jeter par-dessus bord. Ce qu'ils ne manquent pas de faire, eux les convertis de la dernière heure. La mer aussitôt se calme tandis que Dieu dépêche "un grand poisson" pour engloutir Jonas.
Pendant trois jours et trois nuits, Jonas prie dans les entrailles du poisson (qu'on a assimilé à une baleine en raison de sa taille, mais rien ne le précise dans le texte). Dieu finit par commander au poisson de régurgiter Jonas sur la terre ferme et réitère son ordre d'aller porter sa parole (son oracle, dit la traduction œcuménique) à Ninive. Jonas une fois encore se lève (il faut donc croire qu'il s'était encore recouché) et cette fois ne regimbe pas à se rendre à Ninive. La ville est fabuleusement grande et il est dit qu'il faut trois jours pour la traverser. Or, dès le premier jour, alors que Jonas vient juste de commencer à proférer son oracle ("Encore quarante jours et Ninive sera mise sens dessus dessous"), les habitants se mettent à croire en Dieu, à se couvrir la tête de sacs et à proclamer un jeûne. Même le roi s'y met, revêt un sac, s'assit sur la cendre et proclame un jeûne* total, même pas le droit de boire. Si bien que Dieu, les voyant revenir de leur mauvais chemin, revient lui aussi sur sa décision : "Alors Dieu se repentit du mal qu’il avait résolu de leur faire, et il ne le fit pas."(tr. Louis Segond)
Jonas et Ninive, Hortus Deliciarum“ Herrad von Landsberg (v. 1180)
On pourrait penser que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes : les méchants font pénitence, Dieu miséricordieux les absout. Mais il y en a un qui n'est pas content, mais alors pas content du tout, c'est Jonas. Pour le dire un peu vulgairement, il a vraiment l'impression de passer pour un con. Il annonce une prophétie qui ne se réalise pas. Il le dit très clairement à l’Éternel : "C’est ce que je voulais prévenir en fuyant à Tarsis. Car je savais que tu es un Dieu compatissant et miséricordieux, lent à la colère et riche en bonté, et qui te repens du mal." Paul Auster ne dit pas autre chose :
"Et si les Ninivites étaient épargnés, cela ne ferait-il pas mentir la prophétie de Jonas ? Ne deviendrait-il pas un faux prophète ? D'où le paradoxe au cœur de ce livre : sa parole ne resterait véridique que s'il la taisait. Dans ce cas, évidemment, il n'y aurait pas de prophétie et Jonas ne serait plus un prophète. Mais plutôt n'être rien qu'un imposteur. "Maintenant, Yahweh, retire de moi mon âme car la mort vaut mieux pour moi que la vie." (p.153)Jonas sort de la ville et que fait-il ? il s'assied à l'ombre d'une cabane (tiens, il n'est pas dit qu'il se couche mais c'est tout comme). Dieu fait tout d'abord pousser un ricin qui donne encore plus d'ombre (et Jonas en a une grande joie) mais à l'aurore envoie un ver qui fait périr le ricin, puis un vent brûlant soufflant de l'orient, et enfin le soleil dans tout son éclat. Le pauvre Jonas réclame encore une fois la mort. Le livre finit par ces mots de l'Eternel :
10. Et l’Éternel dit : Tu as pitié du ricin qui ne t’a coûté aucune peine et que tu n’as pas fait croître, qui est né dans une nuit et qui a péri dans une nuit.Ce livre si court porte plusieurs messages assez révolutionnaires : il montre tout d'abord que la fonction de la prophétie n'est pas de prédire le futur mais d'annoncer ce dont le présent est potentiellement porteur (aux hommes d'entendre l'oracle et de changer s'ils le veulent le cours des choses) ; il signale ensuite que la miséricorde divine n'est pas limitée au peuple élu, que les païens eux aussi, aussi grands pécheurs soient-ils, peuvent être sauvés et pardonnés. Dieu peut revenir sur sa décision, Dieu peut se repentir du mal qu'il avait résolu d'envoyer. Il n'est pas cette Nécessité implacable, ce Principe intangible et omniscient qui gouverne sans émotion aucune, mais il est bien celui qui peut se laisser fléchir devant la bonne volonté des hommes.
11. Et moi, je n’aurais pas pitié de Ninive, la grande ville, dans laquelle se trouvent plus de cent vingt mille hommes qui ne savent pas distinguer leur droite de leur gauche, et des animaux en grand nombre !
Dans ma bibliothèque, un autre livre depuis longtemps me parle de Jonas, il s'agit de L'auberge des vagues, recueil de textes de Claude-Henri Rocquet (Granit, 1986). Peu connu du grand public, décédé le 24 mars 2016, Rocquet était né à Dunkerque. Il le rappelle au tout début de ce texte où il conte librement l'histoire de Jonas, Retour de Ninive : "Je suis né à Dunkerque et ce nom signifie en flamand : Église des dunes." Mais le paragraphe mérite d'être cité intégralement :
"Où est cette église initiale ? Peut-être sous les dunes et les oyats, dans le sable, intacte. Un jour, on creusera des caves et des galeries, la pelle butera sur une porte ornée de fer et de rouille, on poussera la porte, on ôtera le sable très fin, et l'on verra paraître la forme de cette église qui dort et prie depuis mille ans dans un sablier. Lampe levée, on regardera les figures des chapiteaux étonnés. Je les vois : ce sont des barques et des nefs, la reine des sirènes au visage enfantin, Jonas et Noé se hélant, Ulysse devant un boulanger, le Christ dormant sereinement parmi l'orage sur le lac tandis que les disciples s'épouvantent. Lampe levée, on descendra dans la crypte, on rêvera dans le silence de cet œuf, dans la douceur de cette cale, on entendra contre ses flancs le bélier sourd de la mer et l'immense écumeux récit de sa bible de vagues. O coquillage, oreille de l'abîme !" (p. 101)Il se demande si cette église primitive ne gît pas sous une petite chapelle au sortir de la ville et près d'une route qui va vers la mer. Elle n'a rien d'attirant mais l'intérieur est pour lui une merveille, avec ces ex-voto et ses peintures de naufrages qu'on peut distinguer à la lueur des cierges. Et il rappelle que jadis on partait de Dunkerque pêcher le hareng d'Islande.
"Je ne sais pourquoi j'aime si fort cette église des dunes, qui semble désuète et un peu oubliée, où je suis allé parfois dans mon enfance, et toujours seul et sans raison d'entrer. C'est elle que j'ai vue quand j'ai ouvert pour la première fois Moby Dick. C'est parmi ses peintures de barques et de vaisseaux que j'ai vu le prédicateur de New Bedford interpeller les marins et les femmes, chacun se tenant dans sa propre songerie, insulairement, dit Melville : de silencieux îlots d'hommes et de femmes se tenaient assis sans bouger, regardant fixement plusieurs plaques de marbre, bordées de noir et scellées dans la maçonnerie du mur de chaque côté de la chaire."On peut commencer à découvrir ce superbe écrivain dans la vidéo ci-dessous (où on le verra à un moment donné ouvrir le livre de Jean de Boschère, Jérôme Bosch et le Fantastique). Le Jardinier de Babel from Eolienne on Vimeo.
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* Ce jeûne des Ninivites est toujours célébré dans les églises chrétiennes orientales :
"Pour commémorer le jeûne des Ninivites, les Eglises de Syrie instituèrent un jeûne qui se déroule à partir du lundi de la 3ème semaine avant le début du Carême (correspondant au lundi de la Septuagésime romaine). Ces jours de jeûne sont appelés Baʻūṯá d-Ninwáyé en syriaque, expression qu’on peut rendre par Rogation (ou Supplication) des Ninivites. Il semble que ce jeûne durait initialement toute la semaine, plus précisément du lundi au vendredi, car le jeûne du samedi et du dimanche sont inconnus en Orient (mais l’abstinence sans jeûne pouvait se prolonger pour ces deux jours) ; le jeûne de Ninive fut réduit ultérieurement à 3 jours : lundi, mardi et mercredi (le jeudi est devenu un « jour d’action de grâce des Ninivites » dans le rit assyro-chaldéen). Traditionnellement, on explique le chiffre de ces trois jours de jeûne par les trois jours passés par Jonas dans la baleine. Ce jeûne de Ninive, très strict, est toujours pratiqué par les différentes Eglises araméennes tant de tradition orientale (Eglise chaldéenne, Eglise assyrienne, Eglises syro-malabares) que de tradition occidentale (Eglises syriaques). On y lit le livre de Jonas cité ci-dessus (chez les Assyro-Chaldéens, à la messe du 3ème jour). Ce jeûne est resté très populaire, certains fidèles vont jusqu’à ne pas boire ni manger pendant les trois jours. Seule parmi les Eglises de tradition syriaque, l’Eglise maronite ne connait plus de nos jours le jeûne des Ninivites à proprement parler (mais cette Eglise a adopté la disposition qu’on retrouvera plus loin des trois dimanches de préparation au Grand Carême)." (source)