L'orphelin Jan Tomas Forman dit Milos Forman les a rejoints hier, si tant est qu'il existe un lieu pour se rejoindre après la mort. Il nous laisse une filmographie éblouissante d'où émergent au moins trois chefs d’œuvre, le Vol au-dessus d'un nid de coucous, où Jack Nicholson, au faîte de sa gloire, attise la révolte chez les dingos, le virevoltant Hair sur fond tragique de guerre du Vietnam, et le surprenant et sublime Amadeus, qui fit tant aimer Mozart et son Requiem à tant de gens pour qui ne c'était jusque là guère plus qu'un nom célèbre.
Milos Forman sur le tournage d'Amadeus.
J''ai entendu cette triste nouvelle ce matin sur France-Info, et aussitôt je me suis rappelé avoir lu quelque chose sur Milos Forman la veille même. Je le retrouvai sans mal, oui, c'était dans le petit livre d'Annette Insdorf, François Truffaut, les films de sa vie (Découvertes/Gallimard, 1996). Depuis que j'ai recroisé Truffaut, j'ai envie de tout savoir sur lui et j'ai écumé la médiathèque, en sortant tous les ouvrages disponibles sur sa vie et son œuvre. C'est ainsi que j'ai lu hier, d'une seule traite, ce petit opus écrit par une amie américaine du cinéaste. Or, dans la dernière partie traditionnelle de cette collection Découvertes, partie Témoignages et Documents, il y avait un extrait d'un article de Truffaut paru dans la revue Le Film français, le 10 mai 1979, petit panorama, partiel et partial, prévenait-il, du cinéma américain cette année-là.
Malicieusement, il écrivait qu'à la demande de ces "généreux américains" de venir tourner chez eux,il faisait presque toujours la même réponse : "Avec mon goût pour les anti-héros et les histoires d'amour douces amères, je me sens capable de réaliser le premier James Bond déficitaire. Est-ce que cela vous intéresse vraiment ?"
"Non, redevenons sérieux, poursuivait-il, la vérité est qu'un réalisateur européen ne peut espérer réussir à Hollywood que si ses chances de revenir travailler dans sa patrie sont réduites à néant, par exemple à la suite de circonstances politiques. Il faut que ce soit désespéré, il faut que ce soit vital : Hollywood or bust." Et c'est à cet endroit précis que François Truffaut affirme que c'est "le moment de rendre hommage au cinéaste devenu le plus récemment "américain", Milos Forman, metteur en scène têtu et puissant, dont le beau film Hair va ouvrir le festival de Cannes. Parce qu'il est mon ami depuis quinze ans, je peux affirmer qu'avec ce film, Milos réalise un rêve qui remonte douze ans en arrière, à la création de Hair sur scène, en Amérique. Quand Forman tournait Taking off, Le Vol au-dessus d'un nid de coucous, c'était avec l'espoir de tourner Hair un jour." [C'est moi qui souligne]
L'amitié, François Truffaut n'en a pas témoigné que par l'écrit. Il avait contribué en 1968 avec Claude Berri à sortir le réalisateur tchèque d'une sale affaire. Sa satire sociale Au feu, les pompiers! avait fortement déplu aux apparatchiks du parti communiste mais la censure directe n'était alors plus de mise, ainsi que l'expliquait Forman lui-même : « En d'autres temps, le film aurait été tout simplement interdit mais, dans le climat bizarre qui régnait alors et devait aboutir l'année suivante au Printemps de Prague, les dirigeants communistes avaient perdu de leur arrogance, et employaient des méthodes plus raffinées pour justifier leurs décisions impopulaires. Elles consistaient, dans un cas comme celui‑ci, à organiser une projection du film qu'on voulait interdire et à truffer la salle de provocateurs. Ceux‑ci criaient bien fort que le film était une insulte à la classe laborieuse, on le retirait de la distribution « à la demande du peuple » et le tour était joué. »
Autre pépin, le film avait été produit à l'aide du célèbre producteur italien Carlo Ponti, qui y avait injecté quatre-vingt mille dollars, une très grosse somme pour l'époque. Mais Ponti, qui n'avait pas goûté le ton sarcastique de Forman, avait exigé d'être remboursé, en donnant comme prétexte le non respect du contrat puisqu'il avait été convenu que la durée du film serait de 75 minutes et que le film ne durait en réalité que 73 minutes... Forman encourait une peine de 10 ans de prison pour « mise en péril du patrimoine tchécoslovaque ». Invité au festival d’Annecy, il a la chance d’y rencontrer Claude Berri et François Truffaut. Mis au courant de la situation, ces derniers réunissent les fonds nécessaires pour sauver la mise (on peut penser que c'est surtout Berri qui s'est chargé de ce sauvetage financier, d'ailleurs c'est lui qui assura la distribution internationale du film qui fut, comme Les amours d'une blonde, sélectionné pour l’Oscar du meilleur film étranger).
Alors que les chars russes entrent dans Prague, les studios tchèques licencient Milos Forman au motif d'une sortie illégale du territoire. De Paris, Forman s’envole alors pour les États-Unis fin 1967 à l'invitation de la Paramount.
Milos Forman avec les producteurs Paul Rassam et Claude Berri
J'ai découvert en dépouillant les notices biographiques qu'il existait une coïncidence biographique forte entre Forman et Truffaut. On sait que celui-ci était né d'un père qui lui fut longtemps inconnu. C'est avec l'aide d'un détective qu'il parvint à retrouver sa trace, Dans Baisers volés (1968), il avait mis en scène une agence de détectives où Antoine Doinel faisait ses armes. Truffaut avait alors sympathisé avec le patron de l'agence où il avait tourné, Albert Duchenne, et il en avait profité pour lui confier"l'ultime mission : le dossier paternel". Ceci est bien raconté dans le second livre emprunté à la médiathèque, Truffaut et les femmes, d'Elizabeth Gouslan (Grasset, 2016), lu lui aussi d'une traite, décidément.Duchenne ne tarde pas à débusquer le père envolé du petit François : il s'agit d'un dentiste juif du nom de Roland Lévy (il porte le même prénom que son beau-père, Roland Truffaut, qui lui a donné son nom). Janine, la mère, et Roland se sont fréquentés au début des années 30 et se sont quittés avant la naissance de François. Fuyant l'Occupation nazie, Roland s'est réfugié à Troyes. Duchenne file la piste jusqu'à Belfort où il s'est installé en 1954. En septembre 1968, Truffaut prend le train pour Belfort, se rend boulevard Carnot où réside Roland Lévy. Il le voit rentrer chez lui mais il ne fait rien pour le rencontrer :
"Il est resté hébété sur le boulevard, sans un geste, sans un mot, impasse totale. Deux inconnus, deux hommes invisibles un soir d'automne, deux destins contraires. Que s'est-il passé ? Le trac, oui, c'est cela, la panique, le truc aigu qui tétanise. Un authentique vertige avec sueurs froides s'est emparé de lui." (Elisabeth Gouslan, p. 141)Le cinéaste repartira le lendemain à Paris sans avoir vu son vrai père. On aura noté en passant qu' Elizabeth Goustan fait subtilement allusion avec son "vertige à sueurs froides"* au film d'Alfred Hitchcock, l'un des pères de substitution de Truffaut : Vertigo, titre original traduit en français Sueurs froides, film inspiré du roman D'entre les morts de Boileau-Narcejac, ainsi que du livre Bruges-la-Morte de Georges Rodenbach. Oui, la mort là encore est bien présente.
De son côté, Forman chercha, lui, à renouer le contact avec son père biologique, qui avait émigré en Amérique latine. "Cependant, le vieil homme ne trouva aucun intérêt à se replonger dans le passé"est-il dit sur le site officiel de Milos Forman. Dans les deux cas donc, que ce soit la volonté du père ou celle du fils, il n'y eut pas de retrouvailles.
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* Vertige qui évidemment enrichit mon récent Cahier des Vertiges.