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La recluse (5)

Publié le 06 juillet 2008 par Sophielucide

Pendant qu’ils foncent à toute allure chercher le bouquin, je fouille dans l’ordinateur, remue la corbeille, cherche les éléments supprimés, en vain. Il n’y a rien. J’écrase ma cigarette lorsqu’elle déboule, essoufflée, échevelée, presque sensuelle si je n’éprouvais pour elle qu’un vague mépris qui me distrait de cette haine animale ressentie pour ces prédécesseurs aussi blasés que dégueulasses.

« Voilà, je file »

Debout sur une chaise posée sur la table, je me dévisse le cou le temps d’apercevoir Richard, au volant, qui s’amuse à son habitude à jouer avec le bracelet de sa montre.

J’observe de ce drôle de perchoir,  le livre de poche jauni gisant au milieu de mon lit. Le livre de mon père.  Le dernier écrit par Gary avant son suicide, le dernier lu par mon père avant…

Buvait-il pour se suicider ? Non, je ne crois pas, pas consciemment en tous cas. Mais c’est bien l’alcool qui a eu raison de lui, de son foie fragile.

On boit pour oublier, dit-on. Ce n’est pas vrai. On boit pour se souvenir d’un passé qui n’a jamais existé. Parce qu’on le réécrit à chaque nouvelle gorgée. Jusqu’à ce qu’il nous rassure. Mais on est trop bourré pour en tirer une quelconque vérité. Il ne s’agit plus que de se justifier…

Tout le monde se raconte son histoire. Chacun veut y croire. Et y parvient. A tel point que la vérité se déplace. Elle n’est plus vérité, elle est décalée

Et moi, je cherche une vérité ? Certainement pas. C’est un combat perdu d’avance, il y en a trop, toutes plus valables les unes que les autres, toutes crédibles ; et quand bien même une vérité s’imposerait, qu’est-ce que cela changerait ? Tout me semble vain ce matin, je décide de passer ces deux jours au ralenti, dans la semi-conscience confortable procurée par la drogue licite disponible ici, dans cette « maison de repos »

Trois mois avant sa mort, mon père a eu une première et unique alerte. Hospitalisé, il a, je crois, réalisé le danger ; il a cessé de boire dans l’indifférence familiale la plus totale. J’étais alors assez jeune et cruelle pour l’avoir définitivement catalogué : vieux con alcoolique, c’est à peu près tout ce qu’il représentait pour moi. Je ne lui parlais pas, il ne parlait plus. Il lisait de plus en plus, il était seul ; pire, il était isolé et je jetais de temps en temps sur lui de sombres regards emplis de jugement sans appel, de haine froide, de mépris hautain.

Une semaine avant sa mort, j’ai passé trois jours avec mon père ; tous les deux, en tête à tête. Je sais que c’est cela qui me perturbe plus que la mort elle-même, que j’attendais comme les autres. Ma mère était partie comme chaque année à la même date, avec mes deux jeunes frères, dans sa famille. Je me retrouvais seule avec mon père.

Ce paradoxe me poursuit : il eut été plus facile que je reste sur cette idée toute simple d’avoir pour père un égaré pathétique contre lequel je m’élevais régulièrement pour tenter de grandir. Oui mais voilà, rien n’est jamais simple. Trois jours pour reconstruire un lien, cela nous a suffi. Trois jours pour renouer un amour exclusif d’une fille pour son père. Trois jours entiers où il s’est raconté, où nous avons parlé, que j’ai toujours gardé, que j’ai tu à jamais. Egoïste que je suis.

Ils n’avaient qu’à être là ! Fallait pas se barrer ! Pas à ce moment là, fallait pas le laisser, l’ignorer comme un animal blessé livré à lui-même.

Alors j’ai tout gardé, j’en n’ai jamais parlé.

Mon père s’est raconté et je réalise à peine aujourd’hui, dans cette chambre triste, que peut-être à travers moi, il s’adressait aux autres aussi. Testament oral qu’il voulait secrètement que je retranscrive, qui sait ? Je me serais trompée depuis toutes ces années ? Décidément, je me dis que ce n’est pas un hasard si je me trouve ici. On n’a ce qu’on mérite, c’est lui-même qui le dit.

Mais raconter quoi au juste ? Ma version des faits, forcément altérée, enjolivée, déformée ? Mon regard de petite fille qui boit les mots de son père en les modelant au fil de son récit, afin qu’ils collent au mieux à ses attentes ?

Raconter sa vie, aussi banale que celle des autres, ni plus ni moins ; raconter son amour indéfectible pour ma mère dont il parlait sans fin ?

Qu’est-ce que cette pression que je m’inflige subitement ? Remplacer une douleur trop vive par une ancienne, domestiquée ? Mais, si c’est ça, je vais encore me planter ! Je n’y suis pas encore, je le sens bien. Je reprends des cachets et laisse ma tête reposer sur l’oreiller frais prêt à engloutir mes plus tristes pensées.


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