[EN AVRIL 1947]
En avril 1947, on a quitté nos quartiers d’hiver. On n’avait pas de but précis. On s’est simplement mis en route et on faisait pour le mieux. À partir de maintenant, les routes de campagne, les champs et les bois étaient notre maison.
Les hommes savaient toujours où il y aurait le prochain marché aux bestiaux où ils pourraient vendre ou échanger leurs chevaux. Dans les années après la guerre, il n’y avait pas encore de tracteurs et les gens de la campagne étaient contents de pouvoir échanger ou acheter un bon cheval de trait bien costaud.
Pendant que l’homme s’occupait des affaires, la famille attendait à la lisière d’un bois où il y avait aussi un ruisseau. Les femmes profitaient de cette journée. Elles cuisinaient, nettoyaient leurs roulottes et les préparaient tranquillement pour la suite du voyage. Si le soleil le permettait, on faisait la lessive, et les beaux duvets colorés prenaient l’air ; et s’il ne faisait pas trop froid, on lavait aussi les enfants.
L’hiver suivant on l’a passé, Maman, son compagnon et moi, à Fischamend, en Basse Autriche, près de Vienne. Dans une grande auberge, le mari de Maman nous avait trouvé deux chambres avec une cuisine. L’appartement situé dans l’arrière-cour était très confortablement meublé, et en plus, clair. Les chevaux étaient logés dans les écuries où il y avait aussi ceux du propriétaire de l’auberge. Ils y étaient au chaud. Maman et moi, on a nettoyé notre appartement et on s’est senties chez nous.
C’est dans cette chambre de plain-pied que j’ai trouvé un petit livre vert. C’était un roman champêtre écrit assez simplement, sur la couverture une jeune fille avec de longues tresses souriait. Il y était question du propriétaire d’un domaine et de la jeune servante. Au début c’était très difficile pour moi de le lire. Si je lisais doucement en silence, je pouvais comprendre le sens. Mais si je lisais à haute voix, je bégayais et n’y comprenais pas un mot moi-même. J’ai donc renoncé à la lecture à haute voix et me suis contentée de savoir lire tout court. A chaque minute de libre, je sortais le petit livre de ma cachette. J’aimais plus que tout lire quand j’étais seule et quand personne ne m’observait. C’était merveilleux. Je remarquais que je saisissais de mieux en mieux le sens et le contenu.
Dans la petite chambre à un lit avec un fauteuil branlant, je laissais libre cours à mes pensées. Tout en regardant le très vieux poêle placé dans un coin de ma chambre, tant de souvenirs me traversaient la tête. Au milieu du tuyau, un anneau manquait et le soir, la lueur du feu éclairait le plafond de ma chambre. Des fois je pensais que je ne faisais que rêver tout ça. Je ne pouvais pas mettre le passé de côté comme mon livre, toujours il me rattrapait. Entre les pensées et la réalité, je me perdais pas mal. Alors je me levais et je touchais tous les objets. Je décrochais du mur la petite nature morte et je la frottais jusqu’à ce qu’elle brille.
Ceija Stojka, Nous vivons cachés, Récits d’une Romni à travers le siècle, suivi de deux entretiens et un essai par Karin Berger, Éditions Isabelle Sauvage, Collection chaos, 2018, pp. 84-85. Traduit de l’allemand (Autriche) par Sabine Macher.
CEIJA STOJKA
Source
■ Ceija Stojka
sur Terres de femmes ▼
→ 15 avril 1945 | Libération du camp de Bergen-Belsen (lecture de Je rêve que je vis ? de Ceija Stojka)
■ Voir | écouter aussi ▼
→ (sur le site des éditions Isabelle Sauvage) une notice bio-bibliographique sur Ceija Stojka
→ (sur le site des éditions Isabelle Sauvage) la fiche de l’éditeur sur Nous vivons cachés, Récits d’une Romni à travers le siècle de Ceija Stojka
→ (sur En attendant Nadeau) Le manteau de Ceija Stojka, par Gabrielle Napoli
→ (sur remue.net) Nous vivons cachés, de Ceija Stojka
→ (sur Mediapart) «Nous vivons cachés», récits d'une Romni à travers le siècle: Ceija Stojka, par Jean-Claude Leroy
→ (sur France Culture) Un chant Tzigane - Ceija Stojka (1/4) Auschwitz est mon manteau
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