Ceux qui restent

Publié le 05 juillet 2008 par Corcky




C'est pas pour continuer à cracher mon fiel sur Betancourt, ne crois pas que je veuille en remettre une couche (je laisse aux médias le soin de te coller l'indigestion estivale à laquelle tu ne t'attendais pas).
Non, aujourd'hui, j'ai un besoin impérieux de te parler de Damir et de Marcus, et de leur vision à eux du vaste dégueulis d'images dont on nous asperge depuis quelques jours.
Damir, c'est notre avatar bien à nous de Tony Micelli, une sorte d'homme à tout faire, qui manie aussi bien la serpillière que la truelle, le pinceau ou le sécateur.
Damir, il te ripoline un mur avec la classe et la dextérité d'un Michel-Ange, il te sculpte un massif avec le génie d'un André Lenôtre et en plus, il t'offre un café quand il est bien luné, ce qui est plutôt rare.
Damir, il est très pote avec Marcus, qui est hébergé au Foyer depuis presque deux ans, et ça fait toujours un drôle d'effet de les voir assis sur la même marche d'escalier, le petit Bosniaque trapu et court sur pattes, avec son gros bide d'amateur de pizzas, et le grand Haïtien maigre comme un clou coiffé comme Gloria Gaynor, avec sa tronche traversée de cicatrices qui lui font comme trois autoroutes reliant ses oreilles à la pointe de son menton.
Damir, il est né à Srebrenica, et il était encore là-bas en 1995 (si tu ne sais pas où est Srebrenica, ni ce qui s'y est passé en 1995, va sur Gogol, je vais pas te faire un cours d'histoire, non plus).
Marcus, lui, il est né à Port-au-Prince, et il croit vachement au mauvais oeil, à Papa Legba et au Baron Samedi.
Du coup, on passe pas mal de temps à comparer ses loa à mes orishas, vu que Papa Legba, à La Havane où je suis née, on l'appelle Elegua, et que les poulets cubains, ils sont comme les poulets haïtiens: ils demandent à émigrer en masse, vu qu'ils servent classiquement de casse-croûte pour les dieux au cours de cérémonies rigolotes où on joue du tambour et de la machette, et qui se terminent toujours très mal pour la volaille.
Donc, Marcus et Damir, ils traînent souvent ensemble, et je me suis longtemps demandé pourquoi, vu que Damir est un fan de football complètement hystérique alors que Marcus, lui, c'est un ancien prof d'université qui préfère lire du Spinoza que de se fader un match du PSG (remarque, je le comprends).
Sauf que des fois, ils se ressemblent un peu, quand ils se mettent à parler tout bas, histoire que personne ne les entende.
Dans ces moments-là, on dirait qu'il y a des cailloux dans leurs yeux, sans mentir.
Ils sont là, assis sur leur marche de béton, mais en fait ils n'y sont pas vraiment, on a l'impression qu'ils sont en train de faire du tourisme dans le Septième Cercle de l'Enfer de Dante, tellement ils ne ressemblent plus à des humains.
T'as presque la sensation qu'ils se sont transformés en gargouilles, mais pas vraiment des gargouilles agressives et moches qui déverseraient des litres d'huile bouillante sur un envahisseur, hein. Nan, plutôt des gargouilles tellement fatiguées et malheureuses que même leur coeur, c'est devenu de la pierre.
Damir et Marcus, hier, ils parlaient de la libération d'Ingrid Betancourt en fumant une clope, et moi, j'étais là, en train de boire mon café, alors j'ai pas fait exprès d'écouter ce qu'ils disaient, mais j'ai entendu quand même.
D'ailleurs, ils savaient bien que j'étais là, je crois qu'ils s'en foutaient, peut-être même qu'ils disaient tout ça pour que quelqu'un écoute, pour une fois.
Marcus, il a parlé du jour où il a fini par quitter Haïti, parce que des milices quelconques en avaient marre de son engagement politique.
Ils lui avaient tué ses vaches, cramé sa maison et tabassé sa femme, mais comme il s'accrochait encore à son poste à la fac, ils ont fini par lui égorger son fils de sept ans en l'obligeant à regarder.
Après, ils l'ont défiguré au couteau.
Le lendemain, Marcus, il était dans l'avion pour Paris.
Damir, lui, il était à Srebrenica le 11 juillet 1995, quand les Serbes de Mladic sont entrés dans la ville, et s’il n’a pas fini dans une fosse avec les autres, c’est seulement parce qu’il s’est barré à pied avec son père et ses cousins jusqu'à Tuzla. Sauf qu'en fait, il est le seul à être arrivé là-bas, vu que ses cousins, qui avaient treize et quatorze ans, se sont pris des obus ou je ne sais quoi sur la tronche, et que son père s'est pris une balle en pleine tête.

Damir, il déteste la princesse Diana, qui ne lui a pourtant rien fait, mais qui a détourné les caméras internationales des évènement de l'ex-Yougoslavie le jour où elle s’est bêtement écrasée contre un pilier du pont de l’Alma.

- Après ça, plus personne ne s’intéressait à ce qui se passait dans les Balkans. Pute de presse. Pute de monde.

Marcus, lui, il a rigolé, mais c’est drôle, on aurait dit qu’il y avait des squelettes entiers qui s’entrechoquaient dans sa gorge quand il riait.

-   Qu’est-ce qu’on y peut, mon frère ? Y’a le glamour, et y’a le reste. Y’a ceux qui sont sous les flash des journalistes, et y’a les autres, et c’est comme ça que ça marche.

Damir, il a craché par terre.

- Pute de monde. Je l’encule.

Il a éteint sa clope et il est retourné tailler les arbustes de la cour, et chaque fois qu’il donnait un coup de sécateur, je me disais qu’il s’imaginait décapiter un journaliste, un téléspectateur, un soldat serbe, moi, toi, Ingrid Betancourt ou le Pape.

 Il a raison, quelque part, Marcus.

Y’a ceux qui sortent de la jungle et vont faire la fête à l’Elysée sous l’œil des caméras du monde entier, et y’a ceux qui, en quelque sorte, y restent.

Et moi, faudrait vraiment que je change de boulot.