« Vous pensiez : » Ils seront menton rasé, ventre rond, notaires » mais pour bien vous punir, un jour vous voyez venir sur terre des enfants non voulus qui deviennent chevelus, poètes… » (Jean Richepin)
J’ai lu Les aventures de Kawi, l’excellent ouvrage dont j’ai moi-même illustré la couverture et dans lequel mon camarade Guillaume Alemany, qui vit lui aussi en concubinage forcé avec monsieur Asperger, raconte son parcours de jeune adulte autiste. J’ai ainsi pu découvrir que sa trajectoire avait été fort similaire à la mienne sauf sur un point.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le fait qu’il ait parcouru le monde à la recherche d’une terre plus hospitalière que le pays natal (quand on est « aspi », on ne sent chez soi pour ainsi dire nulle part !) alors que je ne suis jamais sorti d’Europe n’a cependant pas été la différence la plus déterminante. Il se trouve juste que j’ai eu la chance, contrairement à Guillaume, d’avoir des parents qui m’ont laissé faire ce que je voulais, qui ne m’ont jamais spécialement exhorté à ce que je mène une carrière conforme à une certaine « tradition familiale ». Ainsi, en découvrant la vie de Guillaume, j’ai découvert une situation très proche de celle qu’a souvent rencontrée, au cours de sa carrière, mon enseignant de père qui a régulièrement fait face à des parents d’élèves qui tenaient à ce que leur progéniture emprunte une voie bien déterminée, fût-ce contre son avis.
Beaucoup de parents, même les plus ouverts, ne peuvent s’empêcher d’espérer que leurs enfants poursuivent ce qu’ils ont eux-mêmes fait dans leur vie. En effet, quand un homme (ou une femme) reconnait son enfant comme étant le sien, celui-ci devient effectivement « son » enfant et nul autre ne peut revendiquer à sa place le statut de père (ou de mère) : il est plus facile de changer de conjoint ou d’ami que de parents, de sorte que « notre » enfant est, de tous les êtres humains qui font partie de notre entourage, celui qui nous est le plus exclusivement propre, le seul auprès duquel on ne peut être remplacé. Du fait même de la nature de cette relation, qui ne ressemble à aucune autre relation pouvant être nouée avec un semblable, il est impossible de ne pas envisager l’enfant, consciemment ou inconsciemment, comme un prolongement de soi, ne serait-ce qu’en termes chronologiques : notre enfant est ce qui nous survivra de la façon la plus certaine, le seul être que notre héritier ne peut renier ou revendre à prix d’or pour la bonne raison qu’il est lui-même cet héritier ! L’enfant étant perçu comme ce prolongement de soi, il est pour ainsi dire inévitable de ne pas l’envisager comme le continuateur potentiel de notre action, par-delà le terme que notre mort biologique individuelle viendra lui opposer à une date et une heure indéterminée, le terme « action » étant à prendre au sens que Hannah Arendt lui donne dans Condition de l’homme moderne :
« L’action, dans la mesure où elle se consacre à fonder et maintenir les organismes politiques, créer la condition du souvenir, c’est-à-dire de l’Histoire. » ARENDT Hannah, Condition de l’homme moderne [1958], traduction de Geroges Fradier, Calmann-Lévy, Agora, Paris, 1961, p.43.
Perçu comme l’être celui qui pourra assurer la continuation de notre action , l’enfant est donc un défi que l’homme actif (au sens large) lance à sa propre finitude, une négation de l’épée de Damoclès qui pèse sur sa vie et, par voie de conséquence, sur l’activité à laquelle il consacre son existence. Or, ce défi est toujours contrecarré par la prétention de cette continuation de nous-mêmes à devenir un soi-même : en effet, l’individu qui vient au monde apporte dans ce monde, précisément parce qu’il est individu, une nouveauté radicale que les individus l’ayant précédé sont incapables d’anticiper. Pourtant, cette prétention n’est que la conséquence, pour ainsi dire logique et nécessaire, de la pluralité humaine qui est la conditio per quam de l’action :
« L’action serait un luxe superflu, une intervention capricieuse dans les lois générales du comportement si les hommes étaient les répétitions reproduisibles à l’infini d’un seul et unique modèle, si leur nature était toujours la même, aussi prévisible que l’essence ou la nature d’un objet quelconque. La pluralité est la condition de l’action humaine, parce que nous sommes tous pareils, c’est-à-dire humains, sans que jamais personne soit identique à aucun autre homme ayant vécu, vivant ou encore à naître. » Op.cit., p.42-43.
Il n’y a donc pas d’action spécifiquement humaine sans pluralité : or, en exigeant de son héritier qu’il soit le strict continuateur de son action, l’individu nie non seulement ce sans quoi ladite action n’aurait aucune raison d’être et même ce qui lui a permis non seulement de reconnaître l’enfant comme sa progéniture mais aussi de l’instituer comme héritier. En effet, la reconnaissance de l’enfant en tant qu’héritier ne va pas de soi et relève du libre elle aussi du libre choix de l’individu, d’autant que si les hommes n’étaient pas pluriels, donc tous irréductiblement singuliers, et étaient identiques, alors l’exclusivité de la relation avec l’enfant n’aurait aucun sens.
Beaucoup de conflits de générations tirent leur origine de l’inéluctable rencontre entre ces deux facteurs irréconciliables qui tirent tous deux leur origine de la condition de pluralité, à savoir l’exclusivité de notre relation avec notre enfant et l’irréductible singularité de ce dernier en tant qu’individu. Corinne Maier ne se trompait pas en affirmant dans No Kid que notre enfant nous décevra inévitablement puisque celui-ci sera toujours cet « autre » en qui nous voyions un « même ».