Coeur de tigre qui bat dessous

Publié le 06 mai 2018 par Les Alluvions.com
Si j'ai évoqué la nouvelle d'Henry James, La bête dans la jungle, je n'en ai pas brossé pour autant de résumé. Cela m'apparaît nécessaire pour comprendre ce qui va suivre. En même temps je suis bien conscient d'une certaine absurdité dans ma démarche, car je dois bien avouer que je n'ai pas lu cette nouvelle, pas par désintérêt mais parce que l'occasion ne s'est pas présentée, que personne ne m'en a jamais parlé. Cependant je brûle maintenant de le faire (et je suis même allé hier à la librairie Arcanes, en espérant en trouver une édition, mais il n'y avait que deux romans et point de nouvelles).
J'ai rapporté dans la chronique précédente que Pacôme Thiellement rapprochait le John Locke de Lost du John Marcher de La Bête dans la jungle ; il ajoutait que ce récit était l'autre grand texte que Henry James avait secrètement consacré à sa relation avec Constance Fenimore Woolson, une romancière avec qui il entretenait une "amitié distinguée" et qui s'était défenestrée en 1894 à Venise (certaines biographies parlent de chute accidentelle, il semble que l'incertitude demeure autour du suicide).
L'autre grand texte désigné par Pacôme Thiellement est L'Image dans le tapis (ou Le Motif dans le tapis, selon une autre traduction). Dans cette nouvelle, écrite deux ans après la mort de Constance, le narrateur, un jeune critique littéraire qui vient de consacrer un article élogieux au dernier livre de l'écrivain Hugh Vereker, rencontre celui-ci lors d'une soirée chez des amis. Vereker lui confie que, malgré la subtilité et la finesse de son analyse, il est passé comme les autres commentateurs de son œuvre à côté de la"petite idée" qu'il voulait exprimer.
"Par ma petite idée, j'entends... comment vous dire ?... la chose particulière en vue de laquelle j'ai principalement écrit mes livres. N'y a-t-il pas pour chaque écrivain une chose particulière de cette sorte, la chose qui l'incite à la plus grande concentration, la chose sans laquelle, s'il ne faisait effort pour l'atteindre, il n'écrirait pas du tout, la passion même au cœur de sa passion, la part son métier dans laquelle, pour lui, brûle le plus intensément le feu de l'art ? Eh bien, c'est de cela qu'il s'agit !"
Un peu plus loin, il lui précise que la chose lui paraît aussi évidente et concrète "qu'un oiseau dans une cage, qu'un appât sur un hameçon, qu'un morceau de fromage dans une souricière". Quand le narrateur emploie l'image de "trésor caché", Vereker s'en réjouit et, lors d'une seconde rencontre, approuve aussi le symbole qu'il propose d'un "motif complexe dans un tapis persan". Le narrateur fait part de tout ceci à son ami George Corvick, autre admirateur invétéré de Hugh Vereker, qui se lance aussitôt à la recherche du secret, épaulé par sa fiancée Gwendolen, les révélations du narrateur venant résonner avec le fait que, "depuis fort longtemps, il percevait des bouffées et des suggestions il ne savait trop de quoi - les notes errantes issues d'une musique cachée." Pour la suite, écoutons Pacôme Thiellement :
"A la différence du narrateur que cette quête assombrit, les deux amoureux y prennent énormément de plaisir, et elle devient le prélude au sens de leur vie. Un jour, depuis Bombay, George envoie un télégramme à sa fiancée, qui le transmet au narrateur : il a trouvé le secret de Vereker. "Comme c'est curieux d'être allé chercher notre déesse dans le temple de Vishnu", commente le héros. "Il n'a pas poursuivi ses recherches, lui répond Gwendolen. L'énigme abandonnée purement et simplement pendant six moi a fini par livrer brutalement sa solution et elle lui est tombée dessus comme un tigre surgit de la jungle. Il avait fait exprès de ne pas emporter un seul livre de Vereker. Tous ces livres ont mûri en lui et malgré la complexité de leur superbe architecture, un jour, alors qu'il n'y songeait plus, ils lui sont apparus brutalement dans toute la clarté de l'ordre idéal qu'ils forment ensemble."
Nous n'en saurons guère plus. Le héros ne reverra pas son ami George. Celui-ci mourra dans un accident de voiture. Vereker et sa femme décèderont peu de temps après. Et Gwendolen mourra à son tour non sans avoir refusé de confier le secret au narrateur."
La solution lui  "est tombée dessus comme un tigre surgit de la jungle". Cette image est au coeur bien sûr de l'autre nouvelle La Bête dans la jungle, qui fut inspirée à James par une idée de nouvelle qu'il trouva dans un carnet de Constance Fenimore Woolson après sa mort : "Un homme consacre sa vie à chercher et à attendre son "moment de splendeur". "Est-ce bien mon moment ?" "Ces circonstances vont-elles l'amener ? " Mais le moment ne vient jamais." Pacôme Thiellement encore :

" Dans le roman de James, un homme se croit en effet appelé à un grand destin, mais il ignore tout de celui-ci, et il partage cette obsession personnelle avec une amie. Celle-ci meurt en lui avouant qu'elle sait quelle est son destin mais qu'elle doit le laisser deviner par lui-même. Le héros contemple la pierre tombale de son amie dans la certitude d'avoir échoué. C'est alors que le personnage sent une bête surgir de la jungle, rappelant le secret de Vereker, dans L'Image dans le tapis, bondissant sur George comme un tigre dans un temple à Bombay."

Henry James (1843 - 1916)

Sachant tout ceci, oyez la suite. Le 3 mai, après avoir publié dans la nuit l'article La bête dans la jungle, je lis au matin comme j'en ai pris l'habitude deux ou trois chapitres de Moby Dick.  Le premier est un court chapitre, à peine trois pages, intitulé Feuilles d'or. Le deuxième paragraphe me saisit littéralement :
"A voguer ainsi tout le jour durant, sous un soleil à la fois lumineux et tendre, au banc de cette baleinière aussi légère qu'un canoë de bouleau, intimement bercé à même la vague qui vient jusque sur le plat-bord ronronner comme un chat au coin du feu, souvent, oui, souvent, on se laisse glisser dans ce calme rêveur, et à voir la splendeur toute tranquille et le paillettement de la peau océane, on oublie et ne pense plus au cœur de tigre qui bat dessous impatiemment ; on oublie et on ne veut plus penser que cette patte de velours cache une griffe féroce." (p.698, trad. Armel Guerne, c'est moi qui souligne)
En le relisant, à la lumière de ce que j'ai lu depuis, il y a dans ce bref chapitre bien plus encore à commenter, mais le temps n'est pas encore venu. Le troisième chapitre découvert ce matin-là m'apporta lui aussi son lot de surprises. Il faut savoir auparavant qu'au matin du 2 mai, un rêve m'avait laissé une phrase, comme une épave rejetée par l'océan de la nuit : Sous le soleil tapi à l'ombre de tes os. Je réalisai vite que c'était là un alexandrin (je jure que je n'ai pas l'habitude de rêver en alexandrins). Je ne sais pas ce qu'il veut dire, je n'ai aucune interprétation à proposer, mais ce qui est certain (car je l'ai googlé pour être sûr), ce n'est pas un vers enregistré par mon inconscient et régurgité dans le rêve. Ce vers n'existe pas. Ou plutôt si, maintenant  il existe, surgi du tréfonds de ma psyché. Revenons au cachalot. Chapitre 116, L'agonie du cachalot, justement. Achab, dans une des baleinières, est spectateur d'un coucher de soleil au moment même du trépas du léviathan.
"De l'étrange spectacle qu'offrent dans l'agonie tous les cachalots - qui se tournent, pour mourir, du côté du soleil - de ce spectacle particulièrement émouvant dans la sérénité, Achab reçut un émerveillement inconnu jusqu'alors."
Melville  donne alors parole à Achab, en une déclamation d'un lyrisme puissant adressée à la fois au cachalot et à la mer. Mais aussi à une déesse inconnue : c'est ce passage qui me retient plus particulièrement :
"O toi, Hindoue obscure, moitié de la nature ! toi qui, d'os engloutis, as bâti quelque part ton trône séparé dans le fond de ces océans qui ne verdissent point ! tu es une infidèle, ô reine ! et ce n'est qu'avec trop de vérité que tu m'as parlé dans le vaste typhon massacrant tout sur son passage et dans le calme funéraire qui le suit. Et ce n'est pas non plus sans une leçon pour moi que ton cachalot ait tourné vers le soleil sa tête agonisante, et puis se soit détourné."
A Arcanes, je n'avais pas trouvé Henry James, mais en revanche une édition toute récente de Moby Dick dans la collection Quarto, établie par Philippe Jaworski. La traduction diffère sensiblement de celle d'Armel Guerne :
" O toi, l'Indienne, ténébreuse moitié de la nature, toi qui t'es construit quelque part au coeur de ces mers infertiles, un trône solitaire fait des os des noyés, tu es une infidèle, ô reine, et tu ne me parles que trop clairement dans les vastes déchaînements du typhon destructeur et les funérailles muettes du calme qui lui succède. Et si ce tien cachalot a tourné vers le soleil sa tête mourante avant de reprendre son mouvement circulaire, la leçon qu'il me donne n'a pas été sans effet."
En note, Jaworski signale que L'Indienne ténébreuse est peut-être une référence à la déesse Kali, épouse de Shiva, associée à la mort, à la sexualité et à la violence. Sur le moment, j'ai surtout pensé à mon alexandrin rêvé de par l'association, dans ce même paragraphe énigmatique, des os et du soleil, mais je ne puis maintenant que faire la connexion avec la déesse dans le temple de Vishnu de la nouvelle jamésienne. Une autre citation, trouvée plus tard et tirée de La Bête dans la jungle, et où éclate l'idée de se tapir dans l'ombre, ajouta encore à l'intrication générale : "Quelque chose se tenait embusqué quelque part le long de la longue route sinueuse de son destin comme une bête à l’affût se tapit dans l’ombre de la jungle, prête à bondir ".