Râlerie initialement parue dans le Lanfeust Mag de novembre 2017.
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Des fois, il y a des trucs qui m’énervent beaucoup. Non, ne le niez pas, je peux être un peu soupe au lait vis-à-vis des absurdités de l’existence. Particulièrement lorsqu’elles rendent con. Et qu’est-ce qui rend plus con que les « Questions aux téléspectateurs » qui fleurissent dans nos journaux modernes ? Une rédaction a même poussé le cynisme jusqu’à appeler la chose « Ça vous regarde » Alors que le problème est bien là : l’immense majorité de ces questions ne nous regardent aucunement. La démocratie, comme le disait le père Asimov ce n’est pas l’ignorance la plus classe ayant autant de valeur que l’avis éclairé. Et (ça, c’est de moi) le droit de s’exprimer n’est pas l’obligation d’ouvrir sa gueule. La plupart des journaux sérieux l’ont bien compris, en fermant progressivement les commentaires de leurs articles sur Internet. D’autres n’ont pas tant de scrupules.
Beaucoup de ces questions, il faut l’admettre; ont l’honnêteté d’exposer leur subjectivité, par un choix de mots relevant de l’émotionnel qui leur est si cher : « Être licencié pour port du voile au travail vous choque-t-il ? », « Avez-vous été convaincu par la prestation de François Hollande ? » Ça ne les rend pas moins toxiques dans les interprétations qui en seront faites (« C’est bon, on peut taper un peu plus sur les bronzés ? », « Ils ont mangé la merde qu’on leur a servi, ou faut rectifier l’assaisonnement ? »), ça participe toujours au portage aux nues de l’ignorance, mais ça affiche la couleur aux pas trop daltoniens.
Reste que les stats, c’est un truc assez compliqué. Déjà, parce que, comme dans toute science, pour étudier un paramètre, il faut l’isoler des autres. En conséquence, si ta question en pose plusieurs, la réponse ne veut rien dire :
« Le gouvernement doit-il prendre des mesures exceptionnelles pour assurer la sécurité à Marseille ? »
Qu’est-ce qu’une « mesure exceptionnelle » ? On s’en fout ! Répondez chacun à votre définition, on regroupera les « oui » et les « non » de gens super pas d’accord entre eux, ça fera de jolis camemberts.
Ensuite, parce que c’est un peu des maths, et qu’il faut non seulement apporter des corrections aux résultats pour contrecarrer des biais, mais aussi choisir consciencieusement la population sondée pour qu’elle soit REPRÉSENTATIVE. Ou, pour les dilemmes un peu spécialisés, qu’elle s’y connaisse. Donc soit qu’elle soit concerné…
« Constatez-vous une montée de l’islamophobie en France ? »
COMMENT TU VEUX QUE JE CONSTATE ÇA, CON ?!
Je suis athée, blanche de culture catholique, famille sur le territoire depuis le 15e siècle, et je vis la moitié de l’année dans un bled à plus de 20 bordes du moindre musulman. À quel moment je pourrais seulement faire une observation qui rendrait mon opinion sur le sujet légitime, même de loin, sans lunettes et dans le brouillard ?
… soit qu’elle dispose d’une certaine expertise.
« Retraites : jugez-vous nécessaire d’allonger la durée de cotisation ? »
Non.
Voilà. Arrêtez de bosser sur la question, les bacs +8, c’est plié. Vous voulez que je vous résolve aussi le conflit israélo-palestinien, ou vous gérez ?
« Noyades : les plages de France sont-elles suffisamment surveillées ? »
Mais qu’est-ce que j’en sais ?
« Pensez-vous que les militaires français sont mal traités par l’état ? »
SANS DÉCONNER ! D’OÙ J’EN AURAIS LA MOINDRE IDÉE ?!?! LAISSEZ-MOI TRANQUILLE, MAINTENANT !!!
Mention spéciale aux questions dont l’interprétation seule demanderait quelques heures ;
« Taubira est-elle à la hauteur de sa mission de garde des Sceaux ? »
Bac philo 2018, série L : « Que signifie « être à la hauteur » dans la société d’aujourd’hui ? »
à celles qui n’ont tout simplement aucun sens ;
« Mariage homosexuel. Faut-il sanctionner les maires qui refusent d’appliquer la loi ? »
Alors c’est-à-dire que, chouchou, ta question, là, elle peut se résumer à « Faut-il sanctionner les hors-la-loi ? » Donc soit tu réponds non parce que tu es un gros anar et c’est ton droit, soit tu réponds oui, et tu sais quelle case cocher, et ce quelles que soient tes opinions moisies. Le Code civil, c’est pas une liste d’options en QCM.
à celles qui relèvent de l’intervention des X-Men ;
« Marine Le Pen peut-elle accéder à des fonctions nationales ? »
Bouge pas coco, je dépoussière mon ouija et je t’invoque l’esprit d’Adolf en deux coups les gros !
ou qui se vautrent, tranquille, dans l’indécence la plus grasse :
« La colère des Brésiliens peut-elle gâcher la coupe du monde de football ? »
« OK, on a fait une minute trente sur les gars qui crèvent, POSONS MAINTENANT LES VRAIES QUESTIONS. »
De toute façon, les gens ne savent pas entendre ce qu’on leur raconte. Connerie, mauvaise foi, incapacité à ÉCOUTER (bordel !) ou simple manque d’habitude de lire des énoncés… Demandez à n’importe quel sondeur dont c’est le boulot et vous réaliserez la difficulté à formuler une question pour la faire piger par tout le monde pareil. Les ancêtres dans mon genre se rappellent sans doute cette rubrique de Philippe Vandel, dans Nulle Part Ailleurs, à l’époque où on pouvait encore l’ouvrir sur Canal + : le jeune chroniqueur interviewait les passants en les interrogeant sur des sujets absurdes du style « Avant de jeter les vieux papiers, faites-vous-en une photocopie au cas où ? » (« Ah ben oui, c’est plus prudent »), « Mieux vaut-il avoir une jambe plus courte que l’autre, ou une jambe plus longue que l’autre ? » (« Plus longue, quand même. Ça permet d’attraper les couches en haut du rayon ») ou « Et si, en l’an 2000, le jour de l’an tombait un vendredi 13 ? », les réactions à ce dernier exemple (« HA ! Je m’en FOUS ! Je suis pas superstitieux, MOI » (comprendre : « contrairement aux autres cons »)) étaient symptomatiques d’une tendance qui a flingué bien des débats avant même qu’ils n’aient une chance de commencer : les gens ne répondent pas aux questions qu’on leur POSE mais à ce qu’ils AIMERAIENT qu’on leur demande, afin de brailler leurs convictions à deux balles à la face d’un monde qui s’en carre le cul.
Permettez-moi de conclure sur une de mes préférées. Elle nous vient de nos amis du Soir (Journal belge, j’ai pas fait exprès), et se déploie sous vos yeux esbaudis en ces termes délicieux :
« Les Suisses se sont prononcés pour l’interdiction des minarets. En Belgique, la question mérite-t-elle d’être posée ? »
Eh ! Puisqu’on en est à répondre à des questions pour valider les questions, pendant que les mecs avec les cartes de presse sont partis se faire un massage aux pierres chaudes, on peut simplifier et juste me filer les clefs de la rédaction ?
J’ai quelques idées de changements.
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L’article Le café du commerce dans ton salon (Sans l’alcool. T’as même pas d’excuse) (Râlerie) est apparu en premier sur Isabelle Bauthian.