éditions de La Lettre volée, Collection Poiesis, 2017.
Lecture d’Isabelle Lévesque
AVEC KASPAR HAUSER ?
La figure de Kaspar Hauser, ce garçon de seize ans à l’identité énigmatique apparu à Nuremberg en 1828 et mort assassiné cinq ans plus tard, ne cesse de nous interroger. « Enfant adoptif » officiel de la ville de Nuremberg, devenu très vite « orphelin de l’Europe », comme l’appelaient les gazettes, il habite et hante le dernier livre de Laure Gauthier.
La voix narrative et la cadence poétique ouvrent kaspar de pierre :
« ai couru, nu d’automne vers les maisons basses
avec la lourdeur du gravier
et mes semelles de peau
Ce chemin vers rien de certain
qui se brise en bruissements rances »
Celui qui parle ne dit pas « je ». Livré au seul chemin de perdre, il n’est pas accompagné. Sa route et sa fragilité l’exposent dès l’incipit comme sa langue naissante, qui sans cesse raisonne et se crée, peu sûre d’elle, cassant son rythme ou son sens. Elle avance nue et vulnérable sur ses « semelles de peau », qui appellent immanquablement les « semelles de vent » de Rimbaud, inscrivant l’expression dans un nouvel ordre. Dans son roman Kaspar Hauser ou La phrase préférée du vent, Véronique Bergen fait parler son personnage parfois à la première personne, parfois à la troisième. Mais elle écrit aussi : « À Nuremberg, je-il-Kaspar Hauser s’est levé. » 1 Les témoins de sa vie ont raconté la difficulté qu’il eut à comprendre et à accepter l’emploi de « je » et « tu ». Ici, Laure Gauthier emploie « jl », qui combine « je/il » :
« Jl courrrr tronqué vers le champ toujours à nouveau de tournesols »
L’histoire de Kaspar Hauser a tout de suite fasciné : qui étaient ses parents ? Pourquoi a-t-il été ainsi reclus pendant treize ou quatorze ans ? Qui s’occupait de lui ? Pourquoi a-t-il été libéré ? Qui a tué Kaspar Hauser et pourquoi ?
Les comptes rendus de ses interrogatoires, ses essais d’autobiographie, les témoignages et enquêtes de ceux qui l’ont recueilli ou rencontré nous donnent une image assez précise de son langage et de ses comportements : « Son parler était un effort et un combat. » 2
On découvre un être cramponné à la terre, qui connut deux naissances. D’abord né d’une femme, puis d’un cachot de pierre. Ce « Kaspar de pierre » aspirait parfois à retrouver ce lieu qu’il pouvait encore considérer comme protecteur contre ce que le monde qu’il découvrait avait d’effrayant.
«les pierres, même elles, se sont retournées à moi, et n’auront plus jamais la force d’accueillir un enfant »
Dans la présentation de son Gaspard, Peter Handke écrit : « La pièce pourrait aussi s’intituler Torture verbale »3. C’est bien ce que l’on fit subir au garçon : aux questions qu’il ne comprenait pas, il répondait par le silence des pierres ou par des phrases insolites, d’une maltraitance à l’autre.
Il n’a pas le choix, il doit apprendre à communiquer avec tous, avancer, marcher, cet enfant qui vécut assis. Il fut d’abord considéré comme un phénomène de foire sur qui faire les expériences les plus imbéciles, ou un objet d’étude pour la science : examen minutieux de sa peau, de ses réactions à divers stimuli, de son langage. « Raconte-t-on sa lapidation ? », demande l’auteure. Kaspar est livré à une société vorace et brutale.
« Muré = sans expérience = cœur pur = verbe premier = poésie ! »
Françoise Dolto a intitulé son étude : Kaspar Hauser, le séquestré au cœur pur. Elle écrivait en conclusion : « Un homme qui honore l’humanité. / En même temps un mystère pour lui-même et un mystère pour nous autres. Son histoire ne s’explique pas par ce que nous connaissons de la psychologie expérimentale, ni non plus par ce que nous connaissons sur l’inconscient. Elle ne s’explique tout simplement pas… »4
Les poètes ont vite vu en lui un semblable, un frère. Si Verlaine le fait parler à la première personne (« Je suis venu, calme orphelin… »), Georg Trakl l’évoque à la troisième personne, le présentant comme un « rêveur » qui « restait seul avec son étoile »5. Écrivant sur ce Kaspar Hauser né de la pierre, les poètes sont devenus « poètes rupestres », comme l’analyse Laure Gauthier.
Elle décide quant à elle d’écrire avec Kaspar Hauser.
Le livre de Laure Gauthier rend compte d’une vie mutilée. Les chapitres ont un titre suivi d’un numéro. Si « Abandon » et « Maison » occupent trois chapitres, « Marche » et « Rue » s’arrêtent au numéro 1.
Les deux chapitres « Diagnostic » reprennent des indications d’un site internet médical sur les effets secondaires de certains médicaments. Les contemporains pensaient qu’on lui administrait de l’opium dans son cachot pour pouvoir prendre soin de lui et nettoyer le local sans qu’il le remarque. Cela peut-il expliquer au moins en partie le comportement et certains troubles de Kaspar Hauser ? L’oubli de tout ce qui s’est passé pendant les treize ou quatorze ans passés dans le cachot est-il un effet secondaire de la prise d’opium (ou autre substance) ?
Quel destin pour celui qu’on a dépossédé de lui-même et même de rien pour le jeter chaque fois vers une nouvelle maison, un nouveau tuteur ?
« L’Europe bourgeoise des faits divers
Touristes venus me voir, l’attraction de la maltraitance
Oh le marché de la poésie ! »
Enfants du placard, enfants sauvages, rien n’a changé : la curiosité parfois malsaine et irrespectueuse supplante la fraternité. (Où est la poésie ?)
La mise en doute du sujet, cette langue naissante cherchant sans cesse le juste sens, interrogeant inquiète le rapport entre les mots et le monde, voilà qui rencontre la démarche d’une grande partie de la poésie d’aujourd’hui : impossibilité de (puis difficulté à) utiliser le pronom sujet de première personne ; utilisation de verbes à l’infinitif le plus souvent ; métaphores obscures ; manques et ellipses ; parataxes ; ordre des mots inhabituel…
Nous retrouvons cela dans le poème de Laure Gauthier, ainsi que les prononciations défectueuses, proches du bégaiement :
« Et plus jl marchch ch ch plus les soleils devenaient lourds et noirs »
Kaspar Hauser est un « enfant troué », « un fait divers en marche ». Les mots du livre, les trous dans ou entre les lignes ou pages nous présentent cette vérité humaine inatteignable, celle d’un mythe. Laure Gauthier approche ici la parole trouée de Kaspar, l’être sacrifié6. Elle ne cherche ni à rétablir ni à amplifier. Le morcellement du poème restitue un parcours imaginé autant que repris à la réalité recollée d’un être à la vie confisquée.
Isabelle Lévesque
D.R. Isabelle Lévesque
pour Terres de femmes
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1. Véronique Bergen, Kaspar Hauser ou La phrase préférée du vent (Denoël, 2006).
2. Kaspar Hauser, Écrits de et sur Kaspar Hauser – traduction de Jean Torrent et Luc Meichler (Christian Bourgois, 2003).
3. Peter Handke, Gaspard – traduction de Thierry Garrel et Vania Vilers (L’Arche, 1971).
4. Françoise Dolto, Kaspar Hauser, le séquestré au cœur pur (Gallimard, 1994 – Le petit Mercure, 2002).
5. Georg Trakl, « Chanson pour Gaspard Hauser » in Crépuscule et déclin suivi de Sébastien en rêve – traduction de Marc Petit et Jean-Claude Schneider (Gallimard, 1972 – Poésie/Gallimard).
6. « Il est un Christ […], sacrifié au vice de possession des humains. » Françoise Dolto, op. cit., p. 44.
LAURE GAUTHIER
Source
■ Laure Gauthier
sur Terres de femmes ▼
→ Marche 1 [kaspar de pierre]
→ kaspar de pierre (lecture d’AP)
→ [Réinvestir la forêt] (extrait de La Cité dolente)
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site de Laure Gauthier) une fiche bio-bibliographique
→ (sur linked in) une fiche bio-bibliographique
→ (sur le site de Laure Gauthier) une fiche sur kaspar de pierre
→ (sur le site Les Découvreurs) une lecture de kaspar de pierre par Georges Guillain
→ (sur le site de la revue Secousse #23) une note de lecture de François Bordes sur kaspar de pierre [PDF]
→ (sur remue.net) Laure Gauthier | Kaspar de pierre | 1 (autre extrait de kaspar de pierre)
→ le site des éditions de La Lettre volée
■ Autres notes de lecture (46) d’Isabelle Lévesque
sur Terres de femmes ▼
→ Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
→ Gabrielle Althen, Soleil patient
→ Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
→ Edith Azam, Décembre m’a ciguë
→ Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
→ Mathieu Bénézet, Premier crayon
→ Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
→ Claudine Bohi, Mère la seule
→ Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
→ Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
→ Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
→ Fabrice Caravaca, La Falaise
→ Jean-Pierre Chambon, Zélia
→ Françoise Clédat, A ore, Oradour
→ Colette Deblé, La même aussi
→ Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
→ Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
→ Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
→ Pierre Dhainaut, Voix entre voix
→ Armand Dupuy, Mieux taire
→ Armand Dupuy, Présent faible
→ Estelle Fenzy, Rouge vive
→ Bruno Fern, reverbs phrases simples
→ Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
→ Aurélie Foglia, Gens de peine
→ Raphaële George, Double intérieur
→ Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
→ Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
→ Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
→ Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
→ Sabine Huynh, Kvar lo
→ Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
→ Mélanie Leblanc, Des falaises
→ Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
→ Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
→ Dominique Maurizi, Fly
→ Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
→ Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
→ Nathalie Michel, Veille
→ Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
→ Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
→ Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
→ Hervé Planquois, Ô futur
→ Sofia Queiros, Normale saisonnière
→ Jacques Roman, Proférations
→ Pauline Von Aesch, Nu compris
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