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Elisa Biagini, Depuis une fissure par Angèle Paoli

Publié le 10 mai 2018 par Angèle Paoli
Elisa Biagini, Depuis une fissure, édition bilingue,
éditions Cadastre8zéro, Collection Donc
dirigée par Bernard Noël, 80000 Amiens, 2017.
Traduit de l'italien par Roland Ladrière et Jean Portante.


Lecture d’Angèle Paoli

JE M’ÉCRIS D’ENTRE LES NŒUDS
Bernard Noël Vignette
Bernard Noël, Vignette de première de couverture
(dessin au stylo)
Depuis une fissure, éditions Cadastre8zéro, 2017.


De même qu’à l’évidence un souffle peu ordinaire donne corps à la parole de la poète italienne Elisa Biagini, de même il m’a fallu une respiration ample avant de me lancer à la poursuite des poèmes de ce recueil (Depuis une fissure). C’est que j’avais déjà eu l’opportunité, le 18 avril 2008, de me confronter au très haut niveau d’exigence de cette poésie (lors d’un échange poétique qui se tint à Fiesole, dans le cadre d’un Printemps des poètes italo-corse organisé par l’Institut universitaire européen). Par la suite, l’occasion m’a également été donnée d’en traduire quelques extraits inédits ICI MÊME ET (dont certains ont été repris dans le premier numéro de la revue Place de la Sorbonne [mars 2011] et dans une composition musicale de Marta Gentilucci, créée à l’ircam-Centre Pompidou le 2 juin 2012). Ce n’est pas sans un certain trouble que je reviens à la rencontre de la poésie singulière de cette grande poète florentine. Impatiente et curieuse que je suis d’en redécouvrir l’« insolite » et fulgurante beauté. Aussi est-ce avec une modestie non dénuée d’appréhension que j’explore ici même Depuis une fissure, publié en volume sous le titre Da una crepa en 2014 chez Giulio Einaudi editore, et tout récemment paru (décembre 2017) en édition bilingue, dans une traduction en français de Roland Ladrière et de Jean Portante, aux éditions amiénoises Cadastre8zéro.

Sous le titre Depuis une fissure, le recueil rassemble quatre sections d’inégale longueur, dont la dernière, également intitulée Depuis une fissure, ne comporte que cinq poèmes. C’est à Paul Celan et à Emily Dickinson, deux poètes chers à son cœur, qu’Elisa Biagini consacre les deux dialogues centraux principaux : « Donner de l’eau à la plante du rêve » (dialogue avec P. Celan) et « Les dents tachées d’encre : photographies » (dialogue avec E. Dickinson). Une section intermédiaire, très brève, « L’Excursion », consacrée à son grand-père Dante, sépare les deux dialogues. Ces poèmes, davantage narratifs, évoquent un autre versant du travail d’écriture d’Elisa Biagini. Ils explorent, par forage, le terreau familial, ici celui de Dante qui descendait dans les mines :

« Maintenant est le temps de la
mine de la terre
qui m’effleure la tête,
du parler endurci,
de la lampe éteinte. »

Et la poète, comparant son travail d’écriture à celui de l’aïeul creusant et cisaillant la roche dans les dédales de la terre, conclut par ces vers :

« ceci est un travail
de coupe et de remplissage,

il importe peu si c’est la pierre ou

le mot. »

C’est peut-être à partir de la fissure qui lézarde les murs de sa résidence d’écriture, dans les Marches (peu après le séisme qui détruisit en avril 2009 la ville de L’Aquila, dont est originaire Jean Portante), que la poète observe le monde, le pense et l’écrit. Ainsi la fissure (à la fois réelle et métaphorique) qui craquèle tout, alentour et au-delà, objets et personnes, jusqu’à la mort, permet-elle de voir ce que l’œil grand ouvert ne voit pas. Dans le même temps, la fissure (fente, scissure, césure, couture…) conduit à réduire la focale de l’objectif. L’œil s’attache à ne saisir que l’indispensable tout en élaguant décortiquant écalant jusqu’à l’os l’objet qui l’occupe. La poète « dessique » émonde jusqu’à l’extrême jusqu’à la dernière peau la strophe qu’elle travaille. Ce qu’il reste de ce travail de sape, c’est le plus souvent une strophe par page. Car la poésie d’Elisa Biagini est tenue enserrée comprimée sous le boisseau. Quelques vers, à peine. Elisa Biagini bannit toute forme d’épanchement. Et se refuse à tout lyrisme, à toute tentation ou tentative de consolation. Mais sécheresse ne signifie en rien froideur ni absence. Il y a là tout un paradoxe qui surprend et désarçonne. Cette fissure, elle se cache aussi dans l’un des poèmes du dialogue avec Paul Celan. Un poème d’aveu où se dit (je n’ose dire « s’avoue ») la proximité de la poète florentine avec le poète roumain :

« La fissure qui part
de toi marque
le pas
dans le proche. »

La fissure, ce passage étroit où s’originent et s’ancrent tous les désastres, est le creuset dans lequel s’enracine la poésie d’Elisa Biagini. Elle est au cœur de l’ensemble de son œuvre et, bien sûr, omniprésente dans les cinq derniers poèmes qui donnent au recueil son titre. Ce leitmotiv émouvant (d’où vient donc cette émotion qui submerge, malgré la poète et malgré soi, à la lecture ?) égratigne la page. Quelque chose étreint que l’on ne saurait dire :

« je m’écris entre les
fissures, dans les nœuds
du bois, dans la
poussière sous le tapis :

l’obscurité, qui attend

d’entrer, se grumèle

de cernes [s’aggruma d’occhiaie] »

C’est dans le poème d’ouverture de Depuis une fissure qu’est revendiqué et que s’affirme le refus du lyrisme. Un poème qui s’apparente à un manifeste. Un art poétique — en trois strophes — qui rejette et choisit la verticalité et non l’horizontalité :

«… fuis la mélodie de la parole,
la voix qui te sourit les dents refaites […]

[…] pêche de ce noir
l’encre qui dit la parole
verticale. À son ombre grandissent
les questions, l’espace s’ouvre
à la respiration de la pensée.

Non la parole horizontale qui envahit,
mais le blanc des marges, la pause qui
couvre l’absence de toi à moi. »

Dans ce poème d’ouverture se dit aussi l’omniprésence du corps. Œil main paupière voix dents pupille respiration… Dans un même mouvement pendulaire qui met le corps au centre s’exprime le refus de la chaleur et du confort qui apaise ; ou, au contraire, l’ouverture de la pensée qui questionne. Ainsi se joue la respiration vitale qui donne à la parole du poème son existence et sa forme. Sa corporéité.

Ce premier poème est suivi de deux exergues qui se font écho l’un l’autre et annoncent le contenu de l’œuvre. Deux vers de Paul Celan, deux d’Emily Dickinson. Un même balancement, un vocabulaire identique disent la proximité grande de Paul Celan avec « La Dame blanche ». Il me semble bien d’ailleurs avoir lu, sous la plume d’Elisa Biagini (un entretien journalistique), que si ces deux poètes avaient vécu à la même époque, il ne fait aucun doute qu’ils se seraient rencontrés. Et peut-être aimés :

« et tu joues avec les haches
et à la fin tu resplendis comme elles » (Paul Celan)

« elle maniait ses mots comme des lames —
ainsi resplendissaient-ils de lumière — (Emily Dickinson)

D’un côté la lame de l’autre la hache. Les armes coupantes se rejoignant avec éclat dans la lumière. Elles sont l’arme dont le poète se sert pour élaguer la langue la dépecer la désosser pour en atteindre la moelle. Car la langue doit être coupante incisive concise. Le tranchant (mais aussi le risque) de la lame et de la hache, gage de la rigueur, s’impose à la poète florentine comme il s’est imposé avant elle à Paul Celan et à Emily Dickinson.

Dans le dialogue d’Elisa Biagini avec Paul Celan, les fragments empruntés au poète roumain, détachés de leur contexte et insérés en italiques, sont les « détonateurs » dont Elisa Biagini se sert comme déclencheurs des « déflagrations » poétiques que sont ses poèmes. Très condensés, les poèmes dénoncent le trop-plein et le débord de la parole courante, anecdotique et étouffante, laquelle submerge la parole poétique et la noie. La langue couramment se disperse, elle se perd dans l’abondance et le profus. Il faudrait qu’elle se résigne à l’impesanteur et à la modestie. Le travail du poète est de trancher, d’ôter à la langue le redit et le ressassement afin de permettre à la parole de reprendre vie :

« Quand la bouche
crache la parole,
il y a un temps, un
entre “moi et toi”,
qui est une motte
tranchée par la lame
ver qui après
reprend vie. »

La même image est reprise plus loin avec la variante de la racine :

« — Ce qui fut déraciné se rassemble à nouveau —
le nom, le nom, la main, la main :

sur ma main
pose la feuille
qui ne peut croître
à cette lumière :

passe-lui un gant
car le vent l’écorche,
mets-la en poche
qu’elle n’en renaisse. »

Qu’ils soient vers ou racines, les fragments du corps de la langue élaguée se reforment, vivifiés.

Se contraindre à ces entailles ne se fait cependant pas sans souffrance ni sans effort :

« Je marche
par soustraction
et mon souffle trébuche,
ses joues

prennent la couleur du sel » confie la poète.

Dans la poésie de Paul Celan, Elisa Biagini cherche un étançon. Qu’elle glisse sous la sienne. Non pour répéter mais pour agir sur la citation. Pour « donner la parole » à « la parole donnée », comme le dit le critique italien Riccardo Donati. Dans une sorte de supplication singulière, Elisa Biagini fait appel à son ami roumain :

Compte-moi parmi les amandes. (Zähle mich su den Mandeln)

L’image de l’amande, sa petitesse dans la « paume », sa douceur cachée, disent la confiance de la poète florentine et le lien étroit qu’elle entretient avec son aîné. Un lien familier quasi physique qui se dit dans ce poème :

« Avec les yeux
ciseaux je te retaille
le profil, je t’arrête
avec la lame du temps
qui ne rouille jamais. »

Ou encore dans celui-ci, à prédominance amoureuse et sensuelle :

« Mes lèvres, les
tiennes, sont
les fentes
où tombent
les monnaies, clefs
des portes qui
s’ouvrent ailleurs. »

D’elle à lui, le corps est un médiateur complice. Il offre à la poète florentine le pouvoir de se mettre au diapason du poète roumain. Cette complicité intense se poursuit par-delà la mort du poète. Sa disparition — une « arête » — fait d’Elisa Biagini une figure d’écorchée.

« Sur l’arête du
congé, j’écorche
ma respiration.
Le souffle
ravaudé d’un
fil plus obscur :
d’abandon. »

À travers la quête d’une fusion possible, Elisa Biagini rejoint le poète au plus près de ce qu’il fut et de ce qu’elle cherche à être :

« J’appuie le front
contre la vitre, je regarde dans la
nuit de tes mots,
la voix devient blanche de
silence, les ombres
s’épaississent entre les dents :
je suis toi, quand je suis moi. »

Ainsi la voix de Paul Celan, voix unique, qui pique et qui attise, — « voix / qui fait grincer / la mienne — » (confie Elisa Biagini dans un autre poème) ouvre-t-elle sur d’autres espaces. La parole poétique peut alors advenir :

« Et le papier crépite
tout près de l’os,
marque de blanc
le doigt. »

À la fois proche et autre est le dialogue avec Emily Dickinson. De même concision et de même densité, les poèmes répondent au même souci d’élagage. Ici les matériaux qui permettent à Elisa Biagini de construire ses poèmes sont un peu différents. Si des vers en italiques sont bien disséminés dans les poèmes, la poète ne cite pas les vers anglais correspondants. Peut-être pour rendre plus diffuse la présence de la poète d’Amherst. Plus évanescente. Et toutes les majuscules (à une exception près) ont disparu. Le décor est celui de la chambre d’Emily Dickinson. Tel qu’on l’imagine. C’est celui de son univers. Peuplé d’objets familiers, fenêtre, fauteuil, cheveux, gants, maille, mouchoir, livre, tiroir… Objets avec lesquels négocier. Car les objets se rebiffent, qui donnent fort à faire à l’habitante des lieux. Partant, à son amie poète :

« tu racontes l’herbe
renversée, la plume
encastrée, la pluie
recueillie à l’intérieur
de l’oreille
(et le silence, ici
perd de son poids). »

Aussi ordinaires sont-ils, les objets permettent à Elisa Biagini de circonscrire « le champ du récit ». Et la méthode de travail est la même, celle de la « négation » énoncée dans ces quatre vers :

« un pas à la fois, par négation,
je trace le périmètre à notre
champ du récit — lettres denses
pour soutenir le vent des sons. »

Doués de pouvoir, les objets inversent l’ordre naturel des choses, y compris celui du corps. L’univers d’Emily Dickinson s’entremêle, dont elle est seule à comprendre la trame étrange :

« tu comptes tes
pieds cherchant le
sommeil à l’ouïe,
tu écoutes le poisson dans
l’oreille traduisant l’eau ridée
du verre ».

La nature (toujours, avec Elisa Biagini, les choses se meuvent du dedans vers le dehors) se joue elle aussi de la poète, lui impose ses fantasmagories :

« il souffle du
carreau le vent
de 3 heures, il déplace la
main de l’écrit,
il fait de la jupe
une voile. »

Ou encore

« rayon de lune qui
force le
tiroir, s’enroule autour
de la cheville
(tu remontes mes couvertures
pour la nuit —
le papier est rugueux et les
virgules piquent).

Si les objets et la nature même sont imprévisibles et se dérobent sous les pas, le corps, lui, est complice de la rencontre avec l’autre, incarné par le « tu ». Ce « tu » omniprésent qui fait face à un « je » plus discret — « je te regarde », « je trace », « je te suis », « je bute ». La respiration, le souffle, le visage, l’oreille et les sons, la main… sont autant de points de rencontre possibles avec le corps de l’autre. C’est par l’ouïe et par la voix que passe l’échange, qu’un toucher subtil passe de l’un à l’autre ou de l’une à l’autre. Par le corps s’opère la symbiose nécessaire qui permet de se fondre dans l’univers de l’autre et dans ses empreintes, d’habiter sa silhouette. Ainsi de ce poème inspiré à Elisa Biagini par le vers présent dans une lettre qu’adresse Emily Dickinson à Thomas W. Higginson :

« The Ear is the last Face »

« l’oreille est le dernier
visage. puis je te suis
avec une bougie à
l’horizon, où
tu te baignes les pieds
dans l’obscurité. »

L’acmé de la rencontre a lieu dans l’ultime poème de cette section — « Impatient of the fewest words » (dialogue entre Emily et Paul). Elisa Biagini se plaît à mettre en scène un échange imaginaire entre les deux poètes. Ce contact physique qui passe par le partage de gestes érotiques conduit à la connaissance de l’autre. Celle qui ouvre la voie à la parole poétique :

« Debout, sur le seuil,

mon œil dans ta
main, ta langue sur mon oreille :
c’est ainsi que nous nous connaissons,
en nous touchant, parce que

la pupille est dilatée
par l’effort, les papilles
comme papiers de verre.

Si le plancher cède, si la
voix sombre,
c’est ici,
dans l’air
que nous tient
la parole-branche. »

Un dernier poème clôt l’ensemble du recueil, — « contre le vent » —, très beau poème dans lequel Elisa Biagini confie ce qui reste entre ses mains, une fois l’œuvre accomplie. Les amis choisis se sont retirés mais leur parole demeure sous les mots de la poète et leur silence continue de l’éclairer. Une fois l’œuvre accomplie, reste l’ultime citation empruntée à Emily Dickinson :

« I take — no less than skies
rien moins que les cieux — pour moi. »

Une vocation personnelle d’Elisa Biagini à pousser son regard toujours plus loin, vers un horizon qui ouvre toujours plus vaste.

Une étrange et non moins poignante beauté se dégage de l’ensemble de cette œuvre longuement mûrie. À la beauté intrinsèque des poèmes vient se greffer la beauté de l’ouvrage en lui-même : la qualité éditoriale (discrétion de la typographie et aération de la mise en page) et la qualité du façonnage (cahiers cousus, couverture à double rabat) dues à la maison Cadastre8zéro et à l’ancienne imprimerie Paillart d’Abbeville. La première et la quatrième de couverture étant illustrées par le directeur de collection lui-même, le poète et écrivain Bernard Noël. Deux vignettes extraites d’un dessin au stylo. Issues des « Chosins » ?

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Elisa Biagini  Depuis une fissure



ELISA BIAGINI

Elisa Biagini 2


■ Elisa Biagini
sur Terres de femmes

→ [Les nuits se ferment] (poème extrait de Depuis une fissure)
Nel bosco | Dans le bois (note de lecture d’AP)
→ La gita (poème extrait de Da una crepa)
→ Sotto i castagni (extrait du recueil L’ospite) (+ notice bio-bibliographique)
→ Elisa Biagini au Centre d’Études Poétiques de l’ENS de Lyon (13 mai 2008, chronique de Marie-Ange Sebasti)
→ Anne Sexton | Elisa Biagini | Due mani... Due voci (trois poèmes extraits de Nel bosco, avec leur traduction en français par AP)
→ (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) Da una crepa (traduction inédite d’AP)
→ (dans la galerie Visages de femmes) le portrait d'Elisa Biagini (+ un poème extrait du recueil L’ospite, un poème extrait d'Acqua smossa et un poème extrait de Da una crepa. Traduction inédite d’AP)

■ Voir | écouter aussi ▼

→ (sur le site des editions Cadastre8zéro) la fiche de l’éditeur sur Depuis une fissure d’Elisa Biagini
le site personnel d’Elisa Biagini
→ (sur Lyrikline) dix poèmes d'Elisa Biagini dits par Elisa Biagini (+ traduction française)
→ (sur Italies) Anthologie bilingue d’Elisa Biagini, par Estelle Ceccarini
→ (sur Italies) La poésie d’Elisa Biagini, images de l’intime et démystification du monde, par Estelle Ceccarini
→ (sur Poetry International Web) une bio-bibliographie d'Elisa Biagini (+ de nombreux poèmes)
→ (sur Nazione Indiana) Domande da una crepa: intervista a Elisa Biagini
→ (sur le site de Chelsea Editions) une page sur Elisa Biagini



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