(Milan Kundera)
Ce qu’il faut dire en premier lieu du Livre du rire et de l’oubli [1] c’est qu’il nous réserve, fatigués que nous sommes à nous débattre dans le tas de camelote des publications actuelles, des moments d’une trop rare salubrité intellectuelle et, aussi, d’une émotion non sentimentale appréciable.
L’on rit beaucoup, en lisant Milan Kundera, chez qui nous trouvons également, à côté de la propension satirique, la veine d’un poète et d’un moraliste dont la situation d’exilé et l’approche de la cinquantaine scellent la gravité de la méditation sous-jacente et la nostalgie de certaines pages; et puis, après la lecture de toutes les séquences conçues comme une suite romanesque de variation sur quelques thèmes chers à l’auteur, l’on reste longtemps à songer aux destinées de ses personnages avant de revenir aux innombrables notations consacrées en passant à la politique et à l’histoire, aux mœurs du temps ou aux aléas de la vie quotidienne, à l’amour ou à ses parodies, à la création artistique ou au rôle de l’écrivain, à la décadence de la musique ou à la mort.
De fait, et avec une aisance superbe, l’auteur parvient à fondre ses considérations d’homme mûr dans le flux narratif de brefs récits dont l’orchestration suggère le genre musical de la fugue à variations, avec des ruptures de ton, des correspondances à travers le temps et l’espace, des avancées rapides et des reprises captant les mouvements tout en nuances du cœur et de l’esprit.
Milan Kundera vit actuellement à Rennes, en exil. Du haut du gratte-ciel breton où il habite, il lui arrive de tourner les yeux verts sa « triste Bohême ». Son regard pénètre alors le strates d’une chape d’oubli.
Il y a d’abord ce balcon, hautement symbolique, d’un palais baroque de Prague, où a commencé l’histoire de la Bohême communiste, en février 1948, lorsque le dirigeant Klement Gottwald se fit immortaliser photographiquement au côté de son camarade Clementis, en train de haranguer les centaines de milliers de citoyens massés sur la place de la Vieille-Ville ; après quoi l’on verra, dûment retouchée par la section propagande du parti unique, la photographie reproduite dans les manuels d’histoire avec le seul Gottwald au balcon, Clementis s’étant fait «purger» entretemps…
Ainsi le thème s’amorce-t-il, d’un monde amputé de sa mémoire, tel que le prophétisait un certain Kafka, et dont Gustav Husak, «président de l’oubli», sera l’ingénieur sans états d’âme.
Il y a ensuite cet intellectuel, dissident de la première heure, obsédé par «l’oubli de tout par tous», qui se sent responsable de la mémoire collective et, de ce fait, consigne tout ce dont il est témoin dans de petits carnets qui lui vaudront six ans de prison ; et, plus tard, il y aura l’ami de Kundera, l’un des historiens traqués par le pouvoir, qui affirmera de la même façon que « pour liquider les peuples on commence par leur enlever la mémoire ».
Ou bien ce sont ces étudiantes américaines, oies creuses aux cervelles aussi consistantes que du marshmallow, qui analysent la symbolique de la corne dans le Rhinocéros d’Eugène Ionesco avec l’astuce académique et la pénétration que suppose la nouvelle culture en multipack dont ellene sont en somme que les émanations volatiles – et le fait qu’on les voit s’envoler comme des anges et rejoindre, en des cieux idylliques, les rondes pragoises de fatasmatiques jeunes gens.
Ou c’est, toujours sous le même regard décapant, telle émission littéraire française durant laquelle on voit un écrivain détailler son plus bel orgasme, et tel autre vanter les mérites de son livre à la manière d’un camelot, tant il est vrai que l’oubli passe tantôt par l’éradication pure et simple des sources d’une culture nationale, et tantôt par la crétinisation. Or le lecteur fera le lien entre le chanteur à succès Karel Gott, représentant «la musique sans mémoire, cette musique où sont à jamais ensevelis les os de Beethoven et de Duke Ellington, les dépouilles de Palestrina et de Schönberg», que Gustav Husak supplie de rester en Tchécoslovaquie alors que s’exilent les plus grands talents de la culture tchèque, avec tous les produits de la sous-culture occidentale, des imbéciles médiatiques visant à l’Ouest, autant qu’à l’Est, au même nivellement par la médiocrité.
D’étonnantes intuitions
Ce qui caractérise un grand écrivain, me semble-t-il, tient à la capacité de simplifier, sans les vider de leur substance, des situations humaines nouvelles, apparemment enchevêtrées ou même confuses, mais que des formules claires suffisent à démêler soudain, semblables aux grands mythes de toutes les traditions littéraires, obscurs et lumineux tout à la fois. Ainsi les idées-force d’un Robert Musil ou d’un Thomas Mann, pour prendre deux exemples issus d’une culture européenne dont Kundera est l’un des continuateurs, cristallisent-elles les expériences significatives des générations antérieures.
Avec Le Livre du rire et de l’oubli, Kundera me semble exprimer, sous des formes d’une grande originalité, d’étonnantes intuitions.
Pour ne citer que quelques exemples, voici les observations de l’auteur se rapportant au besoin désormais irrépressible d’écrire, qui risque fort de buter sur la surdité ou l’incompréhension universelles; ou c’est le rapport si troublant, établi dans le chapitre pathétique consacré à la « litost » (un mot tchèque mal traduisible, qui suggère à la fois la tristesse, la compassion, le remords et la nostalgie, un « état douloureux né d enotre propre misère soudainement découverte ») entre les expériences amoureuses d’un étudiant pragois et l’état d’esprit de tout un peuple au tournant raté de 1968 ; ou ce sont les réflexions d’un fils confronté à la décrépitude de son père – celui de Milan ayant été un grand pianiste -, et sur la fin de l’histoire de la musique par opposition à l’expansion du bruit ; ou ce sont les innombrables observations relatives à des pratiques érotiques se vidant peu à peu de toute signification et de tout contenu affectif, pour ne plus manifester que les gesticulations mécaniques de sémaphores bordant les allées d’une prétendue libération, ou enfin ce sont d’éclairantes prémonitions faisant voler en éclats certaines idées reçues de l’époque notamment associées à l’idéologie du progrès dont ceux qu’il fascine « ne se doutent pas que toute marche en avant rend en même temps la fin plus proche et que de joyeux mots d’ordre comme « plus loin et en avant ! nous font entendre la voix lascive de la mort qui nous incite à nous hâter »…
Une autre façon de résister
(Entretien avec Milan Kundera, à Genève, en juin 1979)
- Milan Kundera, vous écrivez, dans Le Livre du rire et de l’oubli, que le projet du communisme visait à «l’idylle pour tous». Or avez-vous cru à la possibilité de cette idylle ?
- Pas longtemps à vrai dire, au sens de l’orthodoxie marxiste. Je suis entré au parti à dix-huit ans, et j’y croyais bel et bien, sincèrement. Mais deux ans plus tard, déjà, j’en fus exclu, dans des circonstances d’ailleurs anodines.
- Et à l’époque du printemps de Prague, quelle était votre position ?
- Je m’en suis toujours tenu à une position d’opposant, sans pour autant me rattacher à quelque groupe que ce soit. Je me sentais évidemment proche de la tendance libérale que représentait Dubcek, mais que cela signifie-t-il ? Mon actionne se situe pas sur ce plan-là. je n’ai jamais eu le tempérament d’un politique. C’est pourquoi je ne fréquente pas, non plus les milieux de la dissidence. Je ne sous-estime pas l’importance de leur action, mais je poursuis d’autres visées. Quant aux livres des dissidents, je relève que leur «discours» s’apparente trop souvent à celui de leurs adversaires. On ne sort pas de l’idéologie.
- Est-ce à dire que vous entendez déplacer le front de la résistance au pouvoir ?
- C’est ce qui me semble en effet le plus urgent. Il s’est passé, en Tchécoslovaquie, une chose catastrophique qui affecte toute la culture. Mais par culture, je n’entends pas quelque ornement élégant : je pense aux racines et aux léinéaments de out ce ui cinstitue l’identité de nos peuples, avec leur passé et leurs traditions. C’est ainsi que de grands passage de l’histoire tchèque ont été purement et simplement supprimés dans les manuels scolaires, dûment revus, purgés en fonction du seul point de vue soviétique. C’est lé une nouvelle forme de colonisation représentant un phénomène plus important, à mon sens, que l’oppression politique. Parce qu’on peut se dire que la politique est éphémère et qu’il peut y avoir gel ou dégel, tandis que le phénomène dont je parle touche aux fondements mêmes d’une civilisation qu’on s’efforce de niveler dans la conscience des gens, dans leur mode de vie, leur façon de sentir et de penser.
- Vous montrez, dans votre livre, un intérêt tout particulier à l’endroit du travail de l’historien, garant de telle mémoire communautaire. Mais qu’en est-il alors du rôle du romancier ?
- Voyez-vous, ce qui m’attache le plus intimement à la grande aventure du roman, c’est ce mouvement incessant consistant à impliquer sa subjectivité dans l’objectivité énigmatique du monde environnant. Le roman, c’est la recherche acharnée de cet autrui dont la compréhension nous ouvre à la meilleure connaissance de nous-même. Malheureusement, toute une partie du roman contemporain, notamment en Occident, me semble faire trop peu de cas de la diversité humaine. On voit bien le groupe ou le stéréotype, mais rien entre les deux. Et puus on se regarde beaucoup trop soi-même. Cela donne des confessions à n’enplus finir, probablement sincères, mais ces aveux de plus en plus «personnels» tendent au lieu commun de la généralité et plus du tout à la définition concentrée de l’universel. Je sais bien qu’il est difficile de garder un certain recul par rapport à la réalité. Peut-être n’y est-on pas assez violemment sollicité ? Les gens se sentent frustrés des grands événements historiques, et puis tout se dilue dans une certaine confusion, alors que les sociétés totalitaire sont au moins cet avantage de cerner plus précisément l’adversaire et de déterminer des prises de positions plus nettes
- Certains thèmes de votre livre dépassent cependant l’opposition strictement idéologique ou politique. Ainsi de votre évocation ironique de ceux que vous appelez les anges, et du rire libérateur annoncé par le titre…
- Ah, les anges, ce sont tous ces personnages qu’on voit, aujourd’hui, adhérer à la « réalité » sans aucun recul ni la moindre ironie, qui répètent en psalmodiant les slogans de la politique ou les litanies de la dernière mode, qu’il s’agisse de musique pop ou de toquades intellectuelles. Or remarquez qu’ils ne rient pas. Ou bien, songez à ces gens qui entendent à tout prix établir partout l’innocence. C’est l’idylle en politique , mais c’est aussi l’angélisme en matière d’érotisme, qui nous fait régresser dans une sorte de parados sans nulle tension, relief ou passion, bref tout le contraire de l’amour. Et le temps passe…
[1] Milan Kundera. Le Livre du rire et de l’oubli, traduit du tchèque par François Kerel. Gallimard, coll. Du monde entier, 1979.