Négatif, inspiration
[…]
6. Femme incertaine
Elle scotomise, petits arrangements avec le réel, bifurcations vers l’impossible, l’art et la diplomatie, maladresses, résistances : elle contraint la langue à ne pas voir, elle cache l’oubli dans le vaste palais, elle ment sur les chiffres (elle confond les chiffres dans les nombres), de même elle ne saura jamais expliquer la différence entre métonymie et synecdoque. Son père l’a giflée au nom d’homère depuis elle ne retrouve plus le visage d’ulysse : il se confond sur terre avec celui du prince de h[o]mbourg.
Elle en reste à l’évidence. Elle se fâche. C’est à la fois simple et compliqué. Elle croit savoir ce qu’elle veut dire mais elle ne trouve plus les références, elle perd les pages, elle cherche des heures dans les romans jaunes, elle lit les notes et les appendices, elle recopie les préfaces, elle se promène autour du livre, elle le visite rarement, elle multiplie les croisements en mont et en aval, elle ouvre ses yeux dans leurs yeux mais rien n’y accède personne ne cède. Les autres avec pondération organisent leurs pensées en phrases. La forme classique éconduit les doutes : ils ont l’art, l’intelligence, la manière, ils composent, ils exposent, ils paraissent satisfaits, ils dorment ils mangent ils baisent ils enseignent.
Elle prend la tangente. Voyage géométriquement, emprunte les diagonales, construit des hauteurs, tombe toujours de plus haut, tourne avec circonférence, heurte les rayons. Elle copie elle recopie elle photocopie elle entasse les malles sont pleines elle écoute elle répète c’est une prof perroquet. Elle ne cesse de perdre ses vélos, elle crève sur du verre, elle pressent le choc, un piéton une voiture quelque chose fait qu’on glisse, déjà son corps ne vibre plus. Pavés. Elle a tellement peur de perdre ses jambes et la tête. Elle trouve des clés mais les serrures sont montées à l’envers, les poignées, les poignets, le corps et les choses, mais que faire de tous ces signes serpents sifflés. Lorsqu’elle doit expliquer elle tourne auprès mot clé le mot sur le bout d’une langue, elle ne sait pas si elle peut entrer dans le concept elle essaie un conte. Elle a très peur de barbe-bleue. Elle est l’une de celles qui veulent découvrir le secret derrière la porte. Elle est celle qui est morte, qui pourrit, celle que personne ne pleure, la sœur de, la sœur qui, la sœur à venir, la sœur menacée menaçante. Sœur participe, le passé le présent, dans une langue autre on inventerait le participe futur l’épouvante du siècle.
[…]
Tirage, expiration
[…]
6. Femme incertaine
copines au café rouge clair, écoute transversale
rideaux en bois velours vocal ne suis qu’appel
rues dangereuses : laurel et hardy voisins hypocrites
auraient trouvé une pantoufle de verre sur l’escalier hlm
les corps travaillent les mains trient les gestes précis
envoyer écrire poster dans l’urgence flèches et lettres
empoisonnées, dit-elle, [ricine], enveloppées
test positif : l’encre réagit sur la peau — elle est donc coupable
si secrète
à l’envers les familles s’éteignent, province, pendant que les enfants
apprennent à l’endroit ce qui au cœur n’est pas centre — paris ?
continuité du brouillage, corps plein déjà se vide
vers ce quartier berlinois, il s’exile, dans son ventre à elle
ça saigne
donnez-vous aux fables qu’accomplit le temps
Anne Malaprade, Parole, personne, éditions isabelle sauvage, Collection présent (im)parfait, 29410 Plounéour-Ménez, 2018, pp. 27-28-87.
ANNE MALAPRADE
Source
■ Anne Malaprade
sur Terres de femmes ▼
→ Lettres au corps (note de lecture d’AP)
→ Au conditionnel, dans la ferveur, quoique lente (extrait de Lettres au corps)
→ Une presqu’île. Presqu’elle, presqu’il (extrait de Notre corps qui êtes en mots)
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions isabelle sauvage) une notice bio-bibliographique sur Anne Malaprade
→ (sur le site des éditions isabelle sauvage) la fiche de l’éditeur sur Parole, personne d’Anne Malaprade
Retour au répertoire du numéro de juin 2018
Retour à l’ index des auteurs