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Du chaos, du Congo et du Pequod

Publié le 10 juin 2018 par Les Alluvions.com
Les choses se compliquent (et j'admets déjà que ce n'était pas très simple...), elles se compliquent même bougrement. Pourquoi ? Pour la bonne raison tout d'abord que trois plans temporels se superposent et même s'enchevêtrent : car tentant de rendre compte de corrélations constatées au mois d'avril, je suis conduit à évoquer aussi les échos que cela provoque dans le temps présent de ce mois de juin, tout ceci entrant aussi en résonance avec des textes plus anciens de quelques années. Des indices dispersés sur plusieurs strates temporelles émergent comme si l'on avait procédé à une coupe verticale du territoire exploré (qui n'est autre au fond que celui de nos existences), mais de cette vision globale je ne puis en donner une traduction immédiate, perceptible synthétiquement : il me faut passer par une narration linéaire qui peine à rendre l'ampleur de l'étoilement des motifs. C'est là que la macle (ou le losange) intervient en tant que figure essayant de donner forme au chaos (c'est en somme la même fonction que remplissent justement les attracteurs étranges dans la théorie mathématique du chaos).
Prenons un autre exemple de motif ayant triangulé tout récemment, et qui est en même temps bien ancré dans le passé récent : Moby Dick. En premier lieu, je l'ai retrouvé parmi les livres brûlés de Fahrenheit 451. Quand la brigade de pompiers fait une descente chez le pompier rebelle Montag, et que tous les livres qu'il cachait se retrouvent sur la moquette du salon, on voit parmi les chefs d’œuvre de la littérature que Truffaut a choisis visiblement avec soin, le roman de Melville.
Du chaos, du Congo et du Pequod
Un autre plan s'attarde plus précisément sur l'ouvrage seul :

Du chaos, du Congo et du Pequod

(Les illustrations de Rockwell Kent qui accompagnaient cette édition anglaise ont été reprises dans la toute récente édition Quarto établie par Philippe Jaworski)

En second lieu, Moby Dick prend place dans le livre d'Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde, venu de Bourges et apparu à la fin de l'article traitant du feu chez Truffaut (j'allais écrire du faux chez Truffeu).
Il n'est pas inintéressant de replacer le contexte de son apparition dans ce livre (qualifié, je le répète, de très important par Bruno Latour, ce que je ne cesse de vérifier à chaque étape de ma lecture - pas encore achevée à cette heure).
Anna Tsing développe toute une réflexion sur le capitalisme, dont le processus, rappelle-t-elle, est l'accumulation. Mais la valeur est parfois produite à partir de phénomènes vitaux qui ne lui doivent rien. Même dans les fermes industrielles, "des êtres vivants issus de processus écologiques sont récupérés pour participer à la concentration des richesses. C'est ce que j'appelle, écrit-elle, une "captation", qui implique de tirer avantage de la valeur produite en dehors du contrôle capitaliste." La cueillette des matsutakés par des travailleurs précaires dans les forêts de l'Oregon sont un exemple de ce qu'elle nomme des "chaînes d'approvisionnement", qui sont "des chaînes de matières premières transformées en marchandises qui traduisent la valeur au bénéfice des entreprises dominantes ; elles opèrent une traduction entre des valeurs non capitalistes et capitalistes."
Ce n'est pas quelque chose de nouveau et elle en donne deux exemples historiques pour en clarifier le fonctionnement, tous les deux mis en lumière par la littérature.
Le premier est le marché de l'ivoire au XIXe siècle, tel que l'a raconté Joseph Conrad dans son roman Au cœur des ténèbres.
"L'histoire tourne autour d'une découverte que fait le narrateur : alors qu'il était épris d'une grande admiration pour un commerçant européen, il prit conscience de la sauvagerie avec et par laquelle il se procurait de l'ivoire. Révéler cette sauvagerie a de quoi surprendre le sens commun, habitué à penser la présence européenne en Afrique comme ayant été un moteur de civilisation et de progrès. Au lieu de cela, civilisation et progrès se rabattent en écrans de fumée pour tenter d'étouffer la violence par laquelle passent les mécanismes de traduction pour obtenir toujours plus de valeur : une captation en bonne et due forme." (p. 109)*
 Le second exemple est donc puisé chez Melville :
"Moby Dick suit l'histoire de l'équipage d'un baleinier, dans lequel le cosmopolitisme, fortement animé, tranche clairement avec nos stéréotypes sur la discipline d'usine. Toutefois, l'huile que l'équipage obtient en tuant des baleines tout autour du monde entre en fin de compte dans une chaîne d'approvisionnement capitaliste, basée aux Etats-Unis. De manière étrange donc, sur le Pequod, tous les harponneurs sont des indigènes non intégrés, qui viennent d'Asie, d'Afrique et du Pacifique. Et le navire serait incapable de capturer une seule baleine sans l'expertise de ces personnes totalement étrangères à la discipline industrielle étatsunienne. Mais, comme les produits de ce travail doivent finalement être traduits en termes de valeur capitaliste, c'est seulement par le biais du financement capitaliste que le navire peut prendre la mer. Autrement dit, l'accumulation par captation s'opère ici dans la conversion de savoirs indigènes en bénéfices capitalistes. Et, par la même occasion, dans la conversion de baleines vivantes en produits d'investissements." (p .109)
Enfin, dernier côté du triangle, les deux pages que Christiane Taubira (dont j'ai mis une citation en exergue d'un article récent) consacre à Moby Dick dans Baroque sarabande, livre d'hommage aux livres et aux écrivains de son enfance guyanaise aux combats d'aujourd'hui. Deux pages d'où j'extrais le passage suivant :
" Et si le bateau Pequod est au commencement, c'est qu'au commencement sont les Amérindiens. Et c'est fort d'un savoir irréel que Queequeg le harponneur, homme de cale dont les tatouages sur le corps sont la calligraphie d'un mystérieux traité sur les cieux et la terre et sur l'art d'atteindre à la vérité, décide au dernier moment de renoncer à son agonie."
Pour bien comprendre, il est nécessaire de savoir (Taubira ne le précise pas) que les Pequots étaient une tribu indienne qui fut exterminée lors du massacre de la Mystic River, en 1637.  L'écrivain américain Benjamin Whitner raconte toute cette histoire d'une incroyable violence dans le numéro 4 de la revue America, hiver 2018, (L'histoire interdite, p. 88) :
" Ensuite, les pèlerins se mirent en devoir d'éradiquer intégralement la tribu des Pequots. Ils déclarèrent que tout Indien réputé appartenir à cette tribu serait exécuté sur-le champ. La rivière Pequod fut rebaptisée Thames - la Tamise -, et le village connu sous le nom de Pequot fut rebaptisé New London. Comme John Mason [le capitaine qui avait dirigé le massacre] le déclara, le but était d'"effacer tout souvenir de ces Indiens de la surface de la Terre". L'Assemblée générale du Connecticut alla jusqu'à déclarer l'interdiction officielle du mot lui-même. Les Pequots ne furent pas seulement annihilés en tant que peuple, mais également en tant qu'idée."
Pour Whitner, il s'agit ni plus ni moins que d'un génocide. Il écrit que les Pequots "ne réapparaîtront vraiment dans la conscience américaine qu'avec le Moby Dick d'Herman Melville."
De Fahrenheit 421 aux Pequots en passant par le Congo, on voit bien que cette affaire de Moby Dick n'est pas qu'une amusante chasse aux coïncidences, que ce qui est désigné là avec insistance c'est la violence et l'injustice infligées à l'être humain, et en particulier à l'Autre, au Noir, à l'Indien, à celui qu'on désigne comme brute, sauvage, inférieur.Et ce n'est pas un hasard si au coeur des ténèbres  veillent sous la cendre les braises vives de la littérature.
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* Sur Joseph Conrad, la conquête coloniale et la remontée à la source des génocides du XXème siècle, on lira avec grand profit le livre de l'écrivain suédois Sven Lindqvist, Exterminez toutes ces brutes ! (Les Arènes, 2014). Ce titre est une phrase de Kurtz, le personnage principal d'Au coeur des ténèbres, qui avait conclu par ces mots son rapport sur la mission civilisatrice de l'homme blanc en Afrique.Bel exemple de cette intrication temporelle que je tentais de décrire au début de cet article : ma lecture cet après-midi même du chapitre V des Anneaux de Saturne, de W.G. Sebald. Au coeur de ce chapitre, il y a deux personnes : Joseph Conrad (que Sebald choisit plutôt de désigner sous son vrai nom de Konrad Korzeniowski) et la figure moins connue de Roger Casement, diplomate britannique qui dénonça dans un rapport au Foreign Office les atrocités commises par les agents du roi des Belges, Léopold II, sur les Noirs congolais, "contraints, rapporte Sebald, de travailler sans salaire pratiquement sans être nourris, souvent enchaînés les uns aux autres, à un rythme forcené, du lever au coucher du soleil et jusqu'au moment où ils tombaient à proprement parler de tout leur long et mouraient sur place d'épuisement." (p 167)

Du chaos, du Congo et du Pequod

Roger Casement

C'est au cours de son voyage le long des côtes anglaises, dans une émission documentaire de la BBC, que Sebald découvrit ce personnage jusque-là inconnu de lui (et dont la destinée fut tragique car il finit par être pendu en 1916 pour haute trahison dans une prison londonienne - il avait épousé la cause nationaliste irlandaise). Vaincu par la fatigue, Sebald s'était endormi devant la télévision, mais écrivait qu'il se rappelait "simplement qu'il avait été question, au début de l'émission, du fait que l'écrivain Joseph Conrad avait rencontré Casement au Congo et qu'il le tenait, parmi les Européens, corrompus en partie par le climat tropical, en partie par leur propre inextinguible cupidité, pour le seul homme droit qu'il lui eût été donné de rencontrer dans cette région du monde."(p. 138)

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