Fratricide Passionnel.
Publié le 03 juillet 2008 par Mélina Loupia
Dans la fratrie que je gère relativement, les deux tiers sont actuellement et depuis tout récemment en vacances.
Mais pas n'importe quelles vacances.
Les grandes.
Celles d'été.
Celles qui pour nous, de la génération des jeunes parents que nous sommes, pouvaient durer jusqu'à plus de deux mois pour les plus chanceux.
Aujourd'hui, il n'y a guère plus que les collégiens et lycéens qui puissent mériter de ce genre de délai.
Les écoliers, eux, sans pour autant se lever le mercredi matin, ne bénéficient pas du régime de faveur des quinze jours dans l'année et deux mois dans l'été.
Et il se trouve que le dernier tiers fait partie de cette catégorie d'opprimés.
Et il se trouve que ce dernier tiers se considère de naissance comme tel.
Alors quand surviennent les cris de joie en cours de mue des frangins, inévitablement, la mine se ferme et la grève de la bonne humeur s'entame. J'étais en train de changer les draps du lit du
bougon rejeton, histoire de le consoler avec de l'assouplissant.
"Et voilà, voilà, VOILA, ils sont en vacances, ils ont deux mois et moi qu'un, et en plus, ils font exprès d'être heureux.
-Tu as raison, ils ont à peu près autant de compassion pour ton état que j'en ai pour la libération d'Ingrid Bétancourt.
-Bétanqui?
-Rien, écoute, dis-toi que quand ils se lèvent à six heures du matin et le mercredi aussi, ils viennent pas faire la tête contre toi.
-Ils pourraient, de toutes façons, je dors à cette heure.
-Mais dans moins d'une semaine, tu seras en vacances toi aussi.
-Oui, mais le temps d'être content et de m'habituer aux vacances, ce sera la rentrée.
-Commence par être en vacances.
-Oui mais maman..."
La conversation allait devenir aussi hasardeuse que la quête du neurone dans un tuyau d'arrosage lorsque je vois arriver Nicolas, le pas militairement cadencé, les yeux rivés vers ses pieds nus,
rentrant pile à l'heure que j'avais donnée comme couvre-feu pré-adolescent.
Sauvée par le gonze, je lui demande comme si de rien n'était comment a été son prime time.
"C'est bon, j'ai pas envie d'en parler, mais demande plutôt à Jérémy, pour lui, ça s'est super bien passé, hein?
-Bah quoi, qu'est-ce que j'ai dit encore, et sur quel ton?
-Ah écoute Jérémy, à voir la tronche de ton frère, soit tu lui as piqué sa copine, soit tu lui as mal parlé.
-Bah quoi? J'ai juste dit que s'il jouait moins à la DS, il aurait plus participé à la conversation de la soirée avec La fille.
-Mais je la suivais la conversation, c'est vous qui m'écoutiez pas, main dans la main.
-Main dans la main, ça rend pas sourd, en revanche, console à fond, oui. Et nous, quand on te parlait, on te regardait.
-Je te signale que t'as déjà une copine, elle va penser quoi quand elle va savoir?
-Attends, elle est en Allemagne, jamais de la vie de la reverrai alors j'ai fait une croix, et comme dit maman, il faut soigner le mal par le mal, je me console de mon chagrin d'amour dans la main
d'une autre, c'est tout, tu vas pas m'en chier une pendule non?
-Et voilà, ça va devenir de ma faute.
-Je dois reconnaître que si tu regardes pas les gens en face quand tu parles et que tu préfères la console aux filles, je peux comprendre que la fille préfère ton frère.
-Mais il en a déjà une et je trouve c'est de la double trahison. Il trompe l'allemande et il prend pas celle-là au sérieux.
Et en plus, elle a dix ans, maman, DIX ANS.
-Et alors, maman a bien cinq and d'écart avec papa.
-Dis-donc toi, j'avais pas dix ans quand j'ai rencontré papa, alors on peut pas vraiment comparer.
-N'empêche que vous avez cinq ans d'écart.
-T'as pas des devoirs en retard?
-Est-ce que je peux dire quelque chose?
-Tu devais pas aller au lit toi?
-Raïgga a fait un bébé debout sur mon tapis, elle a mis du sang dessus, puis elle a grimpé sur mon lit et comme je la poursuivais pour la mettre dehors, elle a sauté sur tous les lits. Maman, tu
étais en train de changer mes draps. Tu dois le refaire.
-Bougez pas, les deux, j'ai pas terminé, rangez-vous sur le canapé. Arnaud tu vas te brosser les dents."
Effectivement, la scène relevait d'une violence peu banale en ma maisonnée, un peu comme Carrie après avoir pris le seau de sang de porc par la gueule devant tous les copains.
Arnaud avait très bien tracé le trajets de la chatte, à ce petit détail près qu'elle avait mis bas, ce dont je me suis aperçue en manquant de marcher sur un chaton encore englué.
Pendant que la jeunesse de demain se traitait allègrement de vendu ou de Judas sur le canapé, j'achevais de nettoyer la scène de crime, puisqu'entre temps, le petit chat était mort, abandonné par
sa mère, sur le bord de la départementale dessinée sur le tapis de jeu d'Arnaud, qui venait de perdre une canine et maculait à présent de son sang le lavabo.
De quelques claquements de doigts, de coups balai, de serpillère et de grands soupirs de désespoir domestique, je me retrouvais à reprendre l'affaire en cours dans le salon.
"Donc, on a d'un côté un goujat qui mate pas les filles mais préfère les Sim's et de l'autre, un jeune homme en pleine mue qui commet le péché de double trahison. Je me demande finalement lequel
est le plus miteux des deux, dans le comportement. Je vous écoute.
-Il a déjà une copine et il prend l'autre comme une consolante.
-Il est malpoli et susceptible."
C'est à ce moment-là que j'ai entendu le sifflet d'un sabre asiatique dans l'air, provenant des yeux de Nicolas, en direction de son aîné. Transposition dans un manga en trois dimensions immédiate,
car il se trouve qu'au dessus du canapé est suspendu un magnifique cadre japonisant et que Nicolas, ses grands yeux verts et sa coupe mi-longue avec la frange sur le côté qui chatouille son petit
nez, mitraillant du regard son grand frère au rictus moqueur, et aux yeux méprisants de l'adolescent au visage épais de transmutation en cours, ça le fait. Mais il manquait le générique chanté par
Dorothée, absente pour des raison de CDD sur une télé privée.
Quoi qu'il en soit, je devais trancher.
"Jérémy, je pense que tu devrais songer à t'exprimer avec un peu plus de tact et réfléchir sur ton comportement avec le sexe opposé, si juvénile soit-il. Nicolas, faut se détendre le gilet un peu,
c'est l'été, les vacances, la pilosité te chatouille, si tu regardais un peu les filles, tu verrais qu'elles te regardent aussi. Arnaud, TU VAS AU LIT."
C'est celui qui est arrivé le premier sur Terre qui a battu en retraite, dans son monologue murmuré dans son duvet récurrent.
"Et bien-sûr, c'est toujours moi qui charge, je dirai plus rien, comme ça, on pourra pas me reprocher de mal le dire, super, je toucherai pas la main d'une fille sans lui demander son âge, son pays
d'origine et l'accord de toute la famille, des fois qu'un de mes frères soit déjà sur le coup, super, super, super les vacances."
Nicolas, toujours coincé dans son manga, avait maintenant une piscine à débordement à la place de chaque oeil et le menton secoué de spasmes de détresse.
"Tu vois, TU VOIS, là, il m'énerve quand il fait ça, il s'en tire bien, il fuit, il fuit, IL FUIT, et moi, je suis largué sur le canapé.
Arnaud était déjà allé vérifier sous son oreiller tout frais si la souris avait pas effectué un dépôt d'espèces.
"Elle va passer quand la souris?
-T'inquiète, elle passera, mais comme elle a pas pu retirer du cash, elle te fera un chèque."
Seule avec mon Chichiro, puisque Copilote se faisait dépouiller par Arnaud, qui visiblement, n'accepte pas le règlement par chèque, je tentais de redonner de l'espoir en l'avenir.
"Bon alors, ne me dis pas que tu as voulu donner une leçon de morale chrétienne à ton grand frère, y a autre chose derrière.
-Non.
-Allez, on me la fait pas à moi, t'es jaloux, c'est tout et c'est bien normal.
-Tu comprends, j'ai jamais ma chance moi avec les filles. Pour une fois qu'il y en a une qui remarque pas mes dents en avant et mon oreille décollée et qui rit à mes jeux de mots, il faut que mon
frère me la pique, t'aurais vu ça maman ce soir, ils étaient main dans la main.
-Je crois qu'il a pas saisi que tu en étais amoureux.
-Alors c'est lui qui regarde pas et écoute pas les autres, s'il l'avait fait, il aurait compris ma détresse.
-Pourquoi tu lui dis pas?
-Parce qu'il se foutrait de ma gueule.
-C'est du conditionnel ça.
-Parce qu'il se foutra de ma gueule.
-Jérémy?
-Quoi?
-Viens.
-Pourquoi?
-VIENS.
-TAISEZ-VOUS JE DORS.
-ARNAUD AU LIT!
-Ton frère est amoureux de ta fiancée de secours.
-Et il peut pas me le dire en face? Quand c'est pas derrière sa console qu'il se cache, c'est derrière sa maman, tout ce que je voulais moi, c'est le faire réagir ce soir. Qu'il s'affirme, qu'il se
batte pour la fille qu'il aime. Qu'est-ce que tu crois, une jeunette de dix ans, j'en ai rien à foutre moi, en plus, c'est une emmerdeuse, elle fait son chef, elle mène toute la bande à la
baguette, elle est capricieuse, autoritaire, elle cause tout le temps...
-Et oh, tu parles mieux de mon amoureuse, moi, je l'aime comme elle est, et c'est sa plus belle qualité.
-C'est exactement le portrait de votre mère.
-Oui, mais papa, quand tu l'as rencontré, elle avait pas dix ans.
-Certes, mais putain, qu'est-ce qu'elle était chiante!'