Qu’y a-t-il de plus bizarre qu’une personne normale ?
Chapitre 3 : Un monde moisi
Gyen se trouvait accroupi devant le mur. Le visage au plus proche de la tache, tandis que ses doigts en parcouraient les bords. Se faisant, sa conviction, selon laquelle la moisissure et le mur étaient deux choses distinctes, se renforça dans son esprit. Il prit un peu de recul pour s’offrir une vision d’ensemble du problème. Stéphanie l’avait aidé à faire de la place dans le salon en poussant une partie du mobilier.
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Vous allez vraiment pouvoir m’en débarrasser. Vous savez comment faire ?
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Oui ! J’en suis sûr.
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C’est fantastique.
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Eh oui… Enfin, je veux dire… Disons que je vois la marche à suivre…
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Ah oui, lui demanda Stéphanie un peu perplexe.
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… Dans les grandes lignes… Très bien, disons plutôt que j’ai une bonne idée sur la manière de procéder.
Gyen se déplaça face à l’immonde tache sentant le bordeaux, à la manière d’un combattant sondant son opposant à la recherche d’une faille dans sa défense. Ça me semble parfaitement évident, déclara-t-il soudain en marchant d’un pas résigné hors du salon. Il s’arrêta très vite dans le couloir qui desservait les pièces de la maison, tournant la tête de gauche à droite comme un animal en chasse.
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Où est-ce que vous allez ? Qu’est-ce que vous cherchez ?
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J’ai besoin de… Ah ah !
Il se dirigea d’un pas décidé vers la cuisine. Là, il ouvrit quelques placards puis le frigo. Stéphanie s’approcha de lui.
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Mais qu’est-ce que vous faites ?
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Vous devriez vraiment penser à mettre des semelles de chaussures de votre frigo pour l’été, c’est drôlement agréable, lui dit-il en lui passant plusieurs articles venant des étagères du réfrigérateur. Pose moi ça sur la table si tu veux bien.
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Je ne vois pas en quoi du jambon et du fromage vont aider à virer la chose moisi de mon salon.
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Ah ! En rien du tout, répondit-il en attrapant un sachet de pain de mie. C’est pour me faire un sandwich. Je meurs de faim.
Stéphanie resta estomaquée devant le sans-gêne de cet homme. Elle mourrait soudain d’envie de le mettre à la porte de chez elle. D’abord, il prétendait avoir senti la tache moisie, puis avait débarquer dans son domicile sans invitation. Certes, il avait bien vu la chose, mais maintenant il ne faisait clairement rien pour s’en débarrasser comme il l’avait annoncé. Et là… Il se payait le luxe de se servir dans sa cuisine. Le temps de se refaire toute cette narration dans la tête, Gyen en avait finit avec la préparation de son encas et l’attaquait à pleines dents.
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Tu en veux un ?
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Non, je n’en veux pas. Je n’ai pas envie de sandwich du tout. Je n’ai pas faim. Je n’ai plus faim depuis des jours. Je ne dors plus. J’ai l’impression de devenir folle et votre présence n’arrange rien.
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Pourquoi tu ne dors pas ?
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Pourquoi ?! Non, mais vraiment ? C’est une vraie question ? À votre avis, qu’est-ce qui peut bien m’empêcher de dormir, hein ?
Gyen mâcha sans rien répondre.
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Cette tâche putain. Ce truc qui prolifère sur le mur de mon salon et que personne ne voit jamais. Ce truc qui me rend folle et me bouffe la vie et…
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Que personne ne voit jamais ?
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Oui, c’est ce que j’ai dit. Et que…
Le visage de Gyen s’illumina soudain. Il ne laissa pas Stéphanie finir sa phrase et partie en courant vers le salon. Cette dernière se résigna à le suivre.
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Personne ne la voit jamais. C’est bien ça ?
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Oui.
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Parfait. Parfait. Mais toi, tu la vois bien, n’est-ce pas ?
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Évidement, oui.
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La question est donc pourquoi.
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Pourquoi ?!
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Bien sûr. Tu es juste une personne normale et banale comme on en rencontre tous les jours. Tu travailles, tu sors, tu manges, tu dors et c’est tout. Alors pourquoi est-ce que tu es la seule à la voir ?
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Vous la voyez bien vous.
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Oui, oui. C’est le cas. Mais moi, vois-tu, je suis une personne bizarre. Je suis probablement l’être le plus étrange que tu puisses rencontrer. C’est pour ça que je vois les choses que personne ne voit, que je vais là ou personne ne va. Tu comprends ?
Stéphanie se sentit à la fois profondément vexé et insulté des propos de l’homme. Une petite part d’elle fut tout de même intriguer par le personnage. Le temps qu’elle commence à lui trouver un peu de charme, il avait bondi face à elle. Son visage à quelques centimètres du sien.
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À moins que je ne me trompe, reprit-il. À moins que tu es quelque chose d’étrange toi aussi.
Elle se sentit rougir d’un léger malaise alors qu’il l’auscultait telle une bête curieuse. Ses yeux croisèrent les siens. Ils étaient d’un bleu gris d’une rare clarté et… Et ils fixaient ses yeux à elle sans ne jamais cligner.
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Hum… Viens t’asseoir par là, déclara Gyen en la dirigeant vers un fauteuil.
Il déplaça alors le fauteuil, Stéphanie dedans, face à la tâche du mur et se plaça entre les deux. Il se mit à farfouiller dans ses poches. Pendant un instant, elle eue l’impression qu’il enfonça plus de la moitié de son bras dans l’une d’elles. Au bout de ce qui semblait être la neuvième poche qu’il fouillait, il tira un briquet. Vérifia son bon fonctionnement et déclara : Je veux que tu regardes attentivement devant toi.
Il approcha le briquet de la tache sur le mur. Il l’alluma et une petite flamme vient lécher la surface moisie. Une petite fumée noirâtre naquit, accompagnée d’une très mauvaise odeur. Le regard de Gyen passait alternativement de la tache à Stéphanie quand soudain la réaction qu’il attendait se produisit enfin.
Stéphanie se plaqua les deux mains sur son œil droit en hurlant de douleur. Gyen coupa la flamme et plongea sur Stéphanie.
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Ça va aller, c’est finit, lui dit-il en dégageant ses deux mains de devant son œil. Il va falloir que tu me laisses voir.
Gyen examina l’iris de Stéphanie et de là où s’échappait un maigre filet de fumée, il vit une petite tache moisie. Minuscule, elle se trouvait à la lisière entre l’iris et le blanc de l’œil de la jeune femme.
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Qu’est-ce qu’il m’arrive, demanda-t-elle au bord des larmes.
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C’est ce que je craignais. Tu ne devrais pas être capable de voir cette tache. Ce qui la compose ne vient tout simplement pas du même monde, il ne devrait pas exister de lien entre vous.
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Alors comment est-ce possible ?
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C’est parce que la moisissure ne vient pas de ton mur. Elle a continué sur ton mur, car tu y portais souvent ton regard. La moisissure a commencé à pénétrer cette réalité dans ton œil.
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Non ! Je ne veux pas, cria Stéphanie en cachant son œil de sa main. Je veux que ça s’arrête.
Elle se leva brusquement du fauteuil, renversant Gyen sur son passage et couru vers la cuisine. Gyen se releva à la hâte et le temps d’arriver dans la pièce, il trouva Stéphanie un couteau à la main, la pointe dirigée vers son œil.
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Je veux que ça se finisse.
Alors que la lame d’acier s’apprêtait à effleurer la surface de sa cornée, Gyen interrompit son geste d’une main ferme. Il la dépouilla du couteau, qu’il envoya voler dans la cuisine. Il la fixait d’un regard ferme et convaincu, mais sans méchanceté aucune.
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Est-ce que vous allez m’aider, finit-elle par dire en sanglotant.
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Je te l’ai dit. Je suis la personne la plus étrange qui existe et bizarrement la plus adaptée dans ce genre de situation. Oui, je vais t’aider. Comme je te l’ai dit, je vais te débarrasser de cette tache.
Suite et fin au prochain épisode.