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Idolâtres

Publié le 10 juillet 2018 par Hesperide @IsaBauthian

Râlerie initialement parue dans le Lanfeust Mag de mars 2018.

Voilà. C’est pour ce mois-ci. Je vais perdre la moitié de mes potes. « Tu vas parler d’écriture inclusive ? De réunions antiracistes non mixtes ? De Notre Dame des Landes ? » Du tout. De bouquins.

On dit que la lecture ouvre l’esprit. On le répète en tout cas dans les cercles intellectuels autoproclamés. Mais entre (1) les vieux cons de moins de trente piges qui déplorent que pauvre France et où va le monde, les jeunes ne lisent plus ; (2) les vieux cons d’un peu plus de trente piges mais pas tellement qui chouinent que le livre numérique est la mort du livre (j’ai beau retourner la phrase dans tous les sens, je peine à lui en trouver un) ; (3) ceux qui nous pètent une durite si on a le malheur de prendre des notes dans une marge ou corner une page ; et (4) ceux qui, dès qu’on déplore la médiocre qualité d’une émission de télévision, se sentent obligés de ricaner : « Il suffit de jeter sa télé. »… Je l’affirme haut et fort : LE LIVRE REND LES GENS NON SEULEMENT CONS, MAIS TOTALEMENT CINTRÉS !

Laissez-moi donc revenir sur chacune de ces complaintes avec la calme vulgarité qui me caractérise.

  1. Les jeunes lisent. Pas forcément comme leurs parents, mais ils lisent, c’est un fait, et ça suffirait pour conclure « alors vos gueules » mais, parce que je suis bien urbaine, je vais faire un effort d’argumentation. D’une part, attendu que de plus en plus de collections leur sont spécifiquement destinées, si vous vous posiez deux secondes pour réfléchir, le nombre de jeunes lecteurs ne devrait pas vous surprendre. D’autre part, et en conséquence du point précédent, il est en effet possible qu’ils s’enfilent moins de classiques (je ne suis pas allée dénicher les chiffres à ce sujet, au bout d’un moment, démerdez-vous)*. Si c’est ça qui vous défrise, laissez-moi vous le signaler : vous êtes des connards de snobs. Et des snobs irrationnels. Je préfère que les gens attendent d’avoir trente piges pour découvrir Madame Bovary ou même la quarantaine pour se pencher sur A la recherche du Temps Perdu, afin de pleinement apprécier les thématiques de ces ouvrages qui sont plus spécifiquement destinés aux personnes ayant vécu les affres de la vie adulte. Lisez les bouquins qui vous intéressent au moment où vous en avez envie au lieu de vous toucher sur la beauuuté de la prôôôôse au risque de passer à côté du fond, vous constaterez au passage que les auteurs jeunesse, ou populaires, sont souvent autant experts de la langue que les grands noms que vous avez appris à vénérer.
    (* : Depuis la parution de cette râlerie dans la presse, je suis allée fouiller et je confirme. Qu’est-ce que je ne ferais pas pour la science.)
  1. Le livre numérique, c’est la possibilité de stocker des centaines d’ouvrages dans un objet de 200 grammes et d’avoir un accès gratuit à toutes les œuvres tombées dans le domaine public (les fameux classiques sacrés, notamment). Mais vous le savez déjà. Et personne ne vous a entendus chialer avant d’abandonner le carnet pour le traitement de texte. Parce que vous ne confondiez pas l’outil et le propos qu’il permettait de véhiculer (vous commencez à le sentir, le message de cette râlerie ?)
  2. Soyez maniaques si vous voulez, moi-même j’ai envie de hurler quand mes yeux se posent sur un cadre pas droit. Reste qu’un bouquin, c’est du papier imprimé à des centaines, des milliers d’exemplaires. Alors vous pourriez bien vous torcher avec les vôtres que ça n’aurait aucune conséquence sur la culture.
  3. Je ne suis pas naïve, j’ai bien conscience que le seul but de ce crachat sur la téloche est de reporter l’attention sur un objet de première importance, à savoir « Moi, moi, MOI et mon nombril égotique, eh, eh ! tavu ! chuislà ! et moi, moi, MOI je suis un être éveillé et tellement unique, comme ces milliers d’êtres éveillés et tellement uniques qui eux, eux, EUX ne regardent pas la télévision comme tous les autres, autres, AUTRES moutons. » reste que je désire partager avec vous une réflexion mesurée :

NOM DE DIEU DE BORDEL DE MERDE, ON N’EST PAS OBLIGÉ D’AIMER LIRE, BANDE DE CONS !

Hum.
La télévision, comme le livre, le cinéma, la musique, la peinture, les jeux vidéo ou les arts scéniques sont des médias. On peut déplorer l’utilisation qui est faite de certains d’entre eux (manipulation, exclusion classiste, nivellement par le bas…) On peut supposer que tous ne développent pas les mêmes capacités, et suggérer qu’il est sans doute bon de varier nos sources de distraction et de réflexion. Ça ne change rien au fait que certaines personnes sont plus sensibles à un type donné de stimuli, retiennent mieux les informations orales ou imagées qu’écrites, et que, nom de dieu, si je souhaite comater devant les Reines du Shopping avant d’enchaîner un DeLillo, une pièce de Shakespeare et un concert des Celtic Thunder (googleisez), JE FAIS CE QUE JE VEUX ET JE NE VOUS AI PAS SONNÉS !

Je me souviendrai toujours de cet article d’une démagogie à dégobiller son quinoa bio, présentant les dessins réalisés par des gamins selon qu’ils regardaient plus ou moins la téloche. « Haaan ! Comment que les intelligents comme moi qui ne matent pas Les Anges de la Téloche ont le niveau de Delacroix tandis que les innocents fils et filles de mauvais parents sous-doués savent même pas imaginer un papillon ! Et bien sûr, ce résultat n’a RIEN A VOIR avec le fait que certaines familles défavorisées, qui incidemment n’ont pas beaucoup d’autres accès à la culture que la télévision, ont un peu de mal à consacrer des heures à développer la créativité et l’esprit critique de leurs chérubins dans un emploi du temps constitué à 99% de tentatives de survie à court terme, non, c’est forcément QUE LA TÉLÉ C’EST LE DIABLE QUI TUE LE CERVAU ! » (Si c’est à ce stade de réflexion que vous ont conduits vos années de lecture, j’aimerais bien qu’une étude du même genre se penche sur les effets délétères de cette dernière.)

Je suis scénariste de bandes dessinées et romancière, avec la réputation de pondre des œuvres relativement intellos. Les livres m’ont procuré les plus grandes joies, les plus beaux voyages et les plus intenses remises en question de mon existence.
Je n’ai pas de bibliothèque.
J’ai des palanquées de romans dans ma liseuse. Je préfère cependant le livre papier, qui permet d’y prendre des notes. En rouge. Au stylo.
Je pète les reliures, je jette les ouvrages défoncés mais, la plupart du temps, je donne ce que j’ai terminé, histoire de faire tourner au lieu de m’assurer l’admiration béate de mes invités (vous avez constaté comme les bibliothèques impressionnantes sont souvent dans la salle à manger, pour que tout le monde voie à quel point leur propriétaire est cultivé).
Je ne garde que ce que j’ai envie de reconsulter ou qui m’a vraiment marquée.
Parmi les personnes les plus intelligentes, érudites, analytiques et humaines que je connais, une partie non négligeable n’ouvre jamais le moindre roman, voire le moindre livre.
Et, je l’affirme haut et fort : JE PRÉFÈRE QUE MES GAMINS MATENT UNE BONNE ÉMISSION DE TÉLÉ PLUTÔT QU’ILS LISENT UN MAUVAIS BOUQUIN.

Idolâtres

Sacraliser l’objet-livre aux dépens de son contenu ne fait pas de vous des intellectuels. Elle fait de vous des FETICHOS MANIAQUES, au même titre que les gus qui bandent quand ils croisent une paire de pompes à talons aiguilles et insistent pour qu’on les cire tous les soirs. Comme tout fantasme, il n’y a pas de mal à ça. Mais aucune raison de s’en vanter.

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