Monsieur Batignole

Publié le 08 juillet 2008 par Corcky



Je me pose des questions.
Non, je ne vais pas te faire le coup du "tous des fascistes!" et te rebattre les oreilles avec cette vieille scie (que j'aime parfois entonner sans complexe) du "retour de Vichy".
Je ne vais pas non plus te parler de Nicolas Sarkozy ou de Brice Hortefeux (tu soupires? De soulagement?)
Je me pose juste des questions, ce qui prouve au moins que j'ai encore deux ou trois neurones en état de marche. Et c'était tout de même une gageure, à l'ère de la télé-poubelle, de la presse clonée et de la littérature à la Houellebecq (centrée sur la taille du zizi et la production potentielle de spermatozoïdes contenue dans la couille gauche de l'auteur) ou à la Marc Levy (qui fait le pari que tu aimes retrouver à l'écrit les grosses merdes qu'Hollywood te pousse à mater au cinoche entre deux cocas et trois seaux de pop-corn).
Donc, je te disais que je me pose des questions.
Après avoir lu un article dans Le Monde (et au passage, je suis bien contente de constater qu'il y a parfois encore quelque chose dans Le Monde qui ne soit pas directement destiné à se torcher le cul après avoir déféqué), il m'est revenu une anecdote fort sympathique que ma vieille môman aime bien raconter, de temps en temps, pour faire marrer la galerie et surtout pour me parler un peu de mon grand-père, que j'ai trop peu connu (séquence nostalgie).
Au passage, et si tu as la flemme de cliquer sur le lien que je te propose (je te connais, soit ça t'emmerde, soit tu n'as pas que ça à foutre parce que tu es trop impatient d'aller rapidement sur ton site de cul favori après avoir lu mon billet), au passage donc, je te résume la polémique dont personne ne parle (vu que ça n'intéresse pas grand-monde):
Figure-toi qu'en Italie, le gouvernement Berlusconi (composé pour une bonne partie de membres de la très extrême-droitière Ligue du Nord) a décidé de ficher tous les nomades appartenant à ce qui a été désigné comme "la communauté des Roms" et qui vivent dans des campements pourris. Ce fichage devrait s'étendre aux enfants, malgré les protestations de la Communauté Européenne, de l'Unicef et d'Amnesty international, sans parler du Vatican qui, curieusement, s'alarme à son tour (par crainte de reproduire les petits égarements de Pie Douze, peut-être).
Bon.
Quel rapport avec feu mon grand-père, diras-tu, quelque peu agacé par mes digressions sans fin (ça te démange, hein, d'aller sur monpetitcul.com)
Eh bien justement, mon grand-père, en 1942, il était à Lyon.
On s'en fout, répliqueras-tu, la bave aux lèvres, à deux doigts de quitter ce blog.
Il était à Lyon avec ma grand-mère, et ils faisaient vachement gaffe à leurs miches, vu qu'ils étaient Juifs.
Et alors, bordel, t'écries-tu, au bord de la crise d'apoplexie.
Ben justement.
Mon grand-père, il avait beau faire profil bas, fallait bien qu'il travaille, histoire de faire bouffer sa femme et ses mômes (surtout que ma mère, elle avait pas six mois, mais elle bouffait comme quatre).
Du coup, il avait trouvé un boulot dans un atelier, et son patron était, d'après ce que j'ai compris, assez sympa.
Mon grand-père, que je t'explique, c'était une crème de bonhomme, et ça j'ai pas besoin de ma mère pour le savoir, vu que tous les souvenirs que j'en ai sont doux comme du coton hydrophile, sucrés comme du miel et chauds comme un feu de camp sur lequel on fait griller des marshmallows le soir, entre potes, en se racontant une histoire de fantôme.
C'était la douceur et la tendresse faites homme, mais bon, tu vois, le truc, c'est qu'il était un peu...comment dire?
Naïf, oui, c'est ça.
Mon grand-père, il était persuadé que son patron le prenait pour un bon Français de souche venu gagner quelques centimes en période de crise, et à aucun moment il s'est dit que peut-être, il aurait dû camoufler son nom de famille, qui se terminait en "stein", ou bien éviter d'ouvrir la bouche pour dissimuler son accent yiddish à couper au couteau.
Non.
Mon grand-père, il ne voyait le mal nulle part, il avait beaucoup d'admiration pour "les Prussiens", ce peuple parmi les plus civilisés d'Europe,  et il était persuadé que quand on a pas mal agi, on ne risque rien, ou qu'en tout cas la justice démocratique est toujours là pour veiller au grain.
D'ailleurs, c'est aussi ce que pensait sa belle-soeur, qui avait carrément refusé de passer en Zone Libre et qui était restée chez les Ch'tis, sa région d'adoption, parce que "moi, monsieur, les Allemands, je les connais, je suis née en Autriche, ils sont exigeants et durs au labeur, mais pas criminels, et s'il faut travailler dur, je travaillerai."
Bon, inutile de te dire que ça s'est mal terminé, vu que les Juifs de la ville de Lens sont tous partis à Auschwitz pas longtemps après (et c'est un peu émouvant, j'ai trouvé cette page web avec dessus le nom de mes arrière-petits cousins, de ma grand-tante, de mon grand-oncle, enfin bref de toute la smala fraîchement émigrée d'Europe de l'Est).
Du coup, quand mon grand-père a vu que tous les Juifs de la ville de Lyon étaient convoqués dans les commissariats pour fournir aimablement leurs coordonnées, leurs empreintes digitales et les noms des membres de leur famille à la police française, ben il s'est dit que c'était sans doute une démarche administrative louable, que peut-être ça allait les sortir d'une clandestinité qu'il ne comprenait même pas et qu'il trouvait injuste, qu'on allait, va savoir, s'excuser pour le coup de l'étoile jaune et des bancs publics interdits aux Juifs, et pourquoi pas, rediscuter un peu l'histoire des Juifs qui ont tué le Christ et qui font du pain azyme avec le sang des enfants chrétiens
Donc, il s'est pointé le matin dans le bureau du patron, muni de la convocation en question, et il a sollicité une permission d'absence exceptionnelle.
Le patron (c'est ma grand-mère qui m'a raconté ça), il a regardé mon grand-père avec un drôle d'air, comme s'il venait d'avaler une tranche de poisson pas frais.
- Dites, Nathan, vous êtes sérieux quand vous me demandez deux heures sans solde pour aller vous fourrer tout seul  comme un con dans la gueule du loup?
Alors là, mon grand-père, il est resté un peu bête, parce que d'une part, il avait pas du tout calculé que son patron savait qu'il s'appelait pas Albert Dupond, et d'autre part, il avait pas non plus pensé que peut-être, c'était pas franchement une bonne idée d'aller tout dégoiser aux gendarmes du coin.
Je vais te dire un truc.
Ce jour-là, le patron, je sais pas comment il s'appelait mais on s'en fout, c'est pas une vie qu'il a sauvée, c'est quatre, et il l'a fait sans bouger le petit doigt, juste en regardant mon grand-père comme s'il venait de lui demander à quelle heure partait la prochaine navette pour Pluton.
Alors bon.
Quand je lis qu'on va ficher des gens, y compris des gosses, qui sont censés appartenir à un groupe ethnique homogène (les Italiens ne s'emmerdent pas, ils disent "race"), dans le but de "mieux gérer les flux migratoires de leur communauté", et que ça se passe dans l'indifférence générale, oui, j'avoue...
Sans pour autant crier au retour de la Bête Immonde, ni sortir la vieille pétoire de l'arrière-grand-père, sans prévoir de passer dans la clandestinité...
Je me pose quand même des questions.