" LES BOUSIERS MAGNIFIQUES " DE JESSA MARIN
I l est des romans dont les personnages entraînent le lecteur dans des cercles imprévisibles qui se déploient par ondes transversales puis concentriques au fil des chapitres. Dont le récit progresse par mouvements ininterrompus de vies entrecroisées où l'Histoire, celle du siècle passé et celle de nos proches contemporains, joue son rôle à part entière. Ainsi d'Angel Urbek, " voyageur solitaire ", ainsi du passé qu'il draine avec lui dans un univers qui lui est étranger, souvent hostile, et qu'il lui faut apprivoiser.
" Qui es-tu Angel Urbek ? "
Ainsi s'ouvre le dernier roman de Jessa Marin, Panser les rêves. Sur une question d'identité.
Énigmatique, la question file de page en page, au gré des pérégrinations de ce jeune homme aux identités flottantes. Et aux asiles incertains. La réponse ne se révèlera que par fragments, au fur et à mesure que les tesselles du puzzle se rassemblent pour offrir une toile animée de visages multiples. Colorée et tourbillonnante. À l'image de l'huile sur toile choisie pour illustrer la première de couverture. Signée René Debien. L'itinéraire personnel d'Angel Urbek est le résultat d'un chassé-croisé de sa propre histoire, compliquée de l'histoire des siens, à laquelle se surajoutent les séismes de l'Histoire. Ainsi de drame en drame, Angel parcourt-il l'Europe. Depuis la Lituanie qui le vit naître jusque dans la petite commune du Var qui l'accueille, en passant par Moscou, puis par Berlin-Est. Angel Urbek incarne la figure de l'éternel migrant toujours en fuite, toujours malmené par les événements, en proie à des choix contradictoires, rejeté puis repris par les flots souvent impitoyables de l'Histoire. Il appartient à la famille innombrable des " bousiers magnifiques ", déracinés, contraints à l'errance, objets du rejet qui les malmène et dont Jessa Marin brosse le portrait avec talent et une infinie tendresse. C'est à eux tous qu'elle rend hommage dans le poème liminaire, et à tous ceux qui, comme l'auteure, partagent encore le rêve d'un monde plus humain :
" Dans le temps divisé nous cheminons aveugles
Ivres parfois de présent parfumé
De vent qui gonfle les souvenirs comme des voiles
De pluie qui brouille les horloges
Nous cheminons bousiers infimes
Traînant derrière nous nos rêves déchirés... "
Guerres révolutions conflits pogroms massacres exécutions, tout cela fait partie de l'histoire d'Angel et de sa famille. Sur la route qui le conduit jusqu'à Toulon, les rencontres sont nombreuses, tout aussi contrastées et étonnantes que celles de l'enfance malmenée qui fut la sienne. Des noms surgissent, qui ponctuent la vie du jeune garçon, l'accompagnent, le quittent pour refaire surface un peu plus loin. Véra Artuchkine, Ivan Etcherinko - avec qui Angel Urbek sera souvent confondu -, Heinrich Ganz, le grand-père allemand, agent de la " fameuse Stasi ", qui laissa à la grand-mère Ingre, en souvenir de son passage en Lituanie, une fille - Charlotte. Oma Ingre appelée aussi Bobuté par l'enfant, figure tutélaire d'Angel, tendrement chérie, sa protectrice jusqu'au moment de sa mort, et au-delà.
À son arrivée à Toulon, la première rencontre importante d'Angel est celle de Clara. Le dialogue s'engage sur le quai de la gare. Angel cherche l'adresse qui lui a été confiée. " Association d'aide aux migrants. 47 avenue du Quinzième Corps. Le Pont du Las. Toulon. " Ainsi commence pour Angel une nouvelle vie, sous l'aile protectrice de Clara. Infirmière de son métier, narratrice principale du roman, amoureuse de Julien, Clara Martin occupe ses temps de loisirs dans un atelier d'écriture. Qu'elle soit aux côtés de ses patients ou confrontée aux divers membres de cet atelier, Clara a la passion de l'Autre. C'est d'eux qu'elle tient l'essentiel de sa raison de vivre. Son métier, qu'elle exerce avec passion et dévouement, conduit jour après jour la jeune femme auprès de ceux dont on découvre les plaies et les petits bonheurs. Clara Martin panse et pense. Dispense auprès des êtres en souffrance les soins et les mots qui apaisent. Panser les rêves. Tel est le projet de Clara. Auprès d'elle, chacun, quelles que soient les origines, quelles que soient les fragilités et les obsessions, retrouve sa part d'humanité, sa part de dignité. Arrive Angel Urbek. Clara agit. Aide le jeune migrant dans ses démarches ; le guide dans les labyrinthes de l'administration. Trouver un hébergement ; se procurer les papiers nécessaires ; trouver un travail... Survivre. Clara console Angel, le soigne, le tire des mauvais pas, tentatives de suicide et désespoir. Elle lui apprend la patience. Celle surtout d'attendre le retour d'Addie, la " tourterelle noire ", fantôme elle aussi, dont Angel est tombé amoureux. Addie qui a survécu au massacre tutsi mais qui vient de s'échapper un temps pour rentrer au pays. Il lui faut rapporter là-bas les cendres de son frère, retrouvé pendu dans sa cellule des Baumettes. Les tragédies se perpétuent. Chaque humain porte sur ses épaules et sous sa peau les marques indélébiles et incurables des horreurs qu'il a vécues :
" Elle est partie du Rwanda en 1994. Elle a fui avec deux de ses frères les plus âgés. Ses parents, ses autres frères et sœurs, décapités à la machette ! (Angel a signé son cou avec son pouce droit) ; devant ses yeux des ruisseaux de sang tutsi ; Imagine, elle, a cette fureur sous ses paupières, tout ce sang. C'est difficile pour moi. Elle parle avec ses morts, la nuit, toutes les nuits. Je comprends pas mais c'est tendre et doux, je crois qu'elle les berce pour qu'ils ne souffrent plus... " (p. 19).
Clara est là, active, attentive, tendre. Dispensatrice de bienfaits. Avec Angel comme avec ses patients, comme avec ceux qu'elle fréquente dans son atelier d'écriture. Se frotter à l'Autre, se mettre à l'écoute ; accueillir les préoccupations et les images qui parlent de chacun, dans les récits dont chacun fait lecture. Dans le roman de Jessa Marin, la parole circule. Les voix s'entremêlent se répondent qui rendent le corps du récit premier plus complexe, plus dense. Démultiplié par les enchâssements de récits, il est kaléidoscopique. Chacun prend part à l'édifice. Pose sa pierre et sa voix. Les flash-backs alternent avec les récits au présent. Le temps se stratifie autour du noyau dur des années 1980-1990. Combien de temps faudra-t-il à Angel pour apprendre à vivre en France ? Combien pour retrouver le passé occulté par la mémoire ? Combien pour faire résonner " la petite musique de l'Autre " ?
Le souci majeur de Clara Martin rejoint son désir d'écriture :
" J'écris pour mettre des mots sur la douleur et sur la joie, sur les peurs, sur nos défaites et nos humbles victoires grappillées au fil des jours, sur l'amitié et sur l'amour qui, selon les mots qu'elle emprunte à l'écrivain islandais Jón Kalman Stefánsson, " ravage les vies et rend les déserts habitables ".
Elle écrit, convaincue que les " mots des autres " " agrandissent le monde, et le rendent désirable. "
Ainsi le désir omniprésent de tisser du temps ensemble offre-t-il l'opportunité d'élargir l'espace, de sentir le monde battre au plus près des différences, des luttes, des utopies perdues d'avance mais qui font que l'on se sent vivant. Le microcosme de Clara Martin s'élargit pour s'associer au macrocosme de toute une époque, de l'histoire qui la traverse et la secoue. Être au cœur des " grandes épopées contemporaines ", cela se joue avec l'Autre. Celui-là même que l'on rencontre un jour sur un quai de gare provincial et qui vous happe dans un tourbillon, duquel chacun ressort grandi et enrichi. Il suffit pour cela de relire Rimbaud et de faire siens ses mots : " JE est un Autre ".
Le roman de Jessa Marin, riche de ses lectures, de ses passions - musique cinéma littérature et peinture -, de ses convictions fortes et de ses luttes, interroge l'écriture, ses possibles narratifs. Il est riche aussi de très beaux passages qui font la part belle à des moments intenses. Il faut le lire aussi pour cela, pour le plaisir d'un texte résolument moderne, aux tonalités multiples. Et qui n'en est pas moins très émouvant.
" La porte est étroite qui nous permet d'espérer, d'accompagner, de nous fondre dans les grandes foules errantes fuyant les guerres, les fléaux, les mensonges d'État, ceux qui rêvent encore d'un peu de bonheur même en miettes.
Apprendre, toujours apprendre à reconnaître le chant des loups, non pas comme Ulysse pour fuir leurs sirènes mais pour qu'ils n'aient pas de prise sur notre "attelage ailé" ". Ainsi pense Clara Martin. Ainsi pense aussi Jessa Marin qui fait de ses personnages et de ses lecteurs des " bousiers magnifiques ".
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli