Sur les hauts de Marina di Carrare, en Toscane, à l’aplomb des falaises de marbre, se déploie un val suspendu où foisonnent des centaines de sculptures, parfois monumentales, toutes de la main de Mario del Sarto, surnommé le «poète du marbre». Héritier des ouvriers exploités, dits spartani, parfois affiliés au mouvement anarchiste, l'artiste brut est plus connu des «routards» du monde entier que de ses concitoyens…
Un fabuleux Musée de l’art brut, à Lausanne, dont la première collection fut celle de Jean Dubuffet, qui la légua à notre bonne ville, réunit les productions les plus étonnantes de ce qu’on a longtemps appelé «l’art des fous», à proximité de l’art naïf et de l’art populaire, qu’on a reclassé dans la catégorie particulière d’un art non intégré à la «culture» au sens conventionnel ou institutionnel du terme.
Dans l’esprit de Dubuffet, Michel Thévoz, premier directeur du musée lausannois (de 1976 à 2001), a codifié plus précisément les critères définissant, non sans ambiguïtés parfois, ceux-là qu’on peut qualifier d’artistes bruts. Or il me semble que Mario del Sarto participe de cette tribu créatrice, avec cela de particulier qu’il a le savoir-faire d’un artisan-artiste de métier et l’intelligence équilibrée d’un autodidacte cultivé.
Cela étant, les œuvres de ce sculpteur, descendant des spartani de Carrare, ne sauraient être intégrées dans un musée. Solidement implantées au lieu même où elles ont été taillées, elles constituent, dans un val des hauts de la cité toscane de Marina di Carrare, un ensemble monumental de plus de cinq cents pièces où s’activait encore le sculpteur octogénaire quand nous l’avons rencontré pour la première fois.
Plus précisément, lorsque nous nous sommes pointés, avec des amis établis à Marina di Carrare le tenant en haute estime, à l’aplomb des grandes carrières de Carrare, dans le vallon verdoyant où se déploient ses centaines de sculptures, bas-reliefs, bustes, têtes et autres frises et fontaines, Mario del Sarto, en tablier bleu, était en train de sculpter un énorme bloc de marbre quadrangulaire qu’il ornait de scènes en bas-relief évoquant l’histoire des carrières et la destinée particulière des spartani.
Mais qui sont plus précisément les spartani, dont le nom évoque le dépouillement et l’humilité précisément «spartiates». Ce sont ces ouvriers des carrières de marbre, exploités par les propriétaires de celles-ci, qui passaient, au début du siècle passé, leur temps libre à tailler des «chutes» de marbre qu’ils revendaient ensuite pour survivre. Dans ce milieu s’est d’ailleurs développé un foyer de l’anarchisme italien dont on peut retrouver des traces dans les archives, parfois «gravées dans le marbre», du minuscule village surplombant de Colonnata, par ailleurs fameux pour son lard blanc. Le site s’atteint par l’ancien chemin des carriers, longeant à un moment donné le jardin magique de Mario del Sarto. D’innombrables visiteurs du monde entier ont laissé leur griffe sur le livre d’or de celui-ci, pas vraiment reconnu en revanche par ses plus proches concitoyens...
Parce que «travailler repose»...
Mario del Sarto lui-même, natif des lieux, connaît parfaitement l’histoire des spartani. Son père et les siens faisaient paître jadis leurs moutons dans les hauteurs avoisinantes; avec ses frères et sœurs, il parcourait en son enfance la longue marche à pied jusqu’à Carrare, mais à quinze ans déjà il a quitté l’école et des années durant il a travaillé dans les carrières où il devint, notamment, machiniste d’un chemin de fer vertigineux de là-haut. «Tout vient de la terre, me dit-il en évoquant son travail de ces années, pour aller vers le ciel et revenir à la terre».
L’homme a la modestie des humbles, mais aussi la sûreté de soi de l’artisan se mesurant aux solides matières, la naïveté de l’artiste sans prétention sociale et la douce folie du terrien sage et sauvage.
Lors de notre première visite, quand je lui ai dit ma surprise de voir tant de sculptures de tous côtés, sur les flancs de la colline, parfois taillées dans le calcaire de surface, ou dans son vaste atelier dont une grande partie reste en plein air, Mario m’a répondu qu’un artiste ne pouvait faire que créer sans discontinuer puisque telle est sa vocation; et d’ailleurs «lavorare riposa», travailler repose, est sa devise, qu’il a inscrite au fronton de son atelier. Sur quoi, voyant mon intérêt vif pour ses oeuvres, il est allé chercher un morceau de marbre qu’il a commencé de façonner, au moyen d’une petite meule et d’un ciseau, pour lui donner la forme d’une figure au profil évoquant celles des îles de Pâques…
Or tout de suite j’ai perçu, chez ce grand vieillard de 85 ans au beau visage et aux mains très fines, une qualité de rayonnement, de présence et d’attention, de précision dans le langage et de poésie dans l’expression, qui faisaient bel et bien de lui un artiste.
Un artiste «brut» qui cite Dante par cœur…
En outre il y a aussi, en version naïve, du philosophe et même de l’apôtre en Mario, et c’est là peut-être qu’il rejoint les artistes bruts, avec des œuvres symboliques ou allégoriques aux visées édifiantes. L’une de ses fresques raconte ainsi les méfaits du sport de masse, à propos d’un match de foot meurtrier en Angleterre.
Non sans candeur, Mario m’explique alors que, tout admirables qu’ils aient été dans leur art, les Grecs anciens et Michel-Ange, imbattables dans la finition de tel corps d’éphèbe ou de tel visage de vierge, ne délivraient pas pour autant de messages, alors que lui s’y emploie; et de m’entraîner vers la grande figure grandeur nature du devin Aronta, qui se réfugia dans une grotte des hauts de Carrare et que Dante évoque dans le chapitre XX de L'Enfer de sa Divine comédieoù l’on trouve les mages et devins qui «marchent à l’envers»; et le sculpteur de réciter par cœur «Aronta è quel ch’al ventre li s’atterga,/che ne’ monti di Luni, dove ronca/lo Carrarese, che di sotto alberga, /ebbe tra bianchi marmi la spelonca/per sua dimora; onde a guardar le stelle/e’l mar non li era la veduta tronca», etc.
Tel étant le message de Dante selon Mario del Sarto: «Le devant d’Aronta, Dante l’a placé derrière, et c’est pourquoi je l’ai sculpté comme ça»...
Et pour les mains immenses qu’il a taillées au bout des bras de sa Mère Teresa, Mario del Sarto conclut: «Ce sont les mains du Don, les mains de la Compassion…»
Enfin ajoutons que, s’il n’a jamais rêvé de gloriole personnelle, Mario del Sarto a fait maintes démarches, vaines au moment de notre dernière rencontre, en sorte de hisser son immense Spartano au sommet d’un pic voisin d’où il dominerait toute la région, visible jusqu’à la ville de Carrare.
Tel serait l’hommage, qui lui survivrait, aux humbles ouvriers tailleurs de pierre dont il est le poète…