Les chiens et les chats des environs suivaient Jeanne partout, les uns sur ses talons et dans ses jambes, les autres de plus loin, naviguant de buissons en murets qu’ils escaladaient gracieusement, narguant les chiens, tous maigres et efflanqués, plongeant sur les ombres de sa main qu’ils prenaient pour de la nourriture qu’elle leur jetait ou pour une cajolerie dont elle était prodigue.
Les volailles, concentrés sur la nourriture réagissaient distraitement aux attentions de Jeanne. Elles semblaient se gonfler et se dégonfler, comme partagées entre l’envie de se rendre invisibles et celle d’intimider leur adversaire. Elles soulevaient leurs pattes une à une dès que Jeanne les effleuraient. Quand les caresses de Jeanne se faisaient trop pressantes, elles se secouaient toutes entières en caquetant et en déployant leurs ailes atrophiées. Leur cou fendait l’air de bas en haut à un rythme effréné, en même temps que les pattes. Il semblait que c’est ce mouvement qui les faisait avancer et tournoyer dans la cour et non celui de leur pas désordonnés.
En février, elle se levait avant l’aube pour aider les brebis à mettre bas des agneaux fragiles et tremblants. Elle plongeait ses mains dans la boue et le sang lorsqu’une naissance se présentait mal. Sa voix âpre prenait les intonations les plus douces pour encourager la brebis apeurée. Puis elle guidait ensuite le nez de l’animal vers les mamelles de sa mère. Les chiens rodaient autour de Jeanne en remuant la queue, excitée par l’odeur de viande mouillée et, aussitôt qu’elle détournaient les yeux, dévorait la délivrance visqueuse en jetant des regards à droite et à gauche.
Elle réussit même à apprivoiser le porc Marcelin qui ne se laissait approcher de personne sans montrer les dents. Elle se couchait parfois sur la paille souillée auprès de lui, tirait doucement sur ses oreilles et frottait son poil gris, le grattait dans le dos, du bout de ses doigts recourbés aux ongles courts. L’animal grondait de plaisir et Jeanne s’endormait, la tête près du groin baveux, les narines presque noires, pleines de l’épaisse odeur de graisse et de merde qui émanait de son compagnon. Quand elle se redressait après quelques rêves étranges et sensuels, elle regardait autour d’elle, bouche béante et regard perplexe, et il lui semblait alors que tout était recouvert d’une épaisse nappe de silence. Ses yeux se remplissaient de larmes. Elle se raclait la gorge, comme enrouée. Ses moindres gestes, sa respiration qui gonflait sa poitrine écrasée par une vilaine robe de toile, la main qu’elle tendait vers sa joue pour la toucher, étaient ralentis, alourdis, par la conscience douloureuse de vivre. Elle n’entendait plus la voix criarde de sa mère. Elle n’entendait rien et se croyait seule au monde. Il lui fallait plusieurs minutes pour recouvrer ses esprits. Alors, elle sursautait et prononçait les dernières paroles de sa journée : « Faut que j’y aille Marcelin, disait-elle. » et elle claquait derrière elle la porte de l’enclos, courait vers la ferme d’où les bruits et les cris de sa famille semblaient monter vers elle comme une armée.
Avant que Jeanne l’apprivoise, il ne sortait jamais de sa boue ; dans le mélange de paille humide, de fiente, de restes de nourritures et de terre spongieuse qui lui servait de lit, il avait chaud l’hiver et prenait le frais l’été.
Lorsqu’il se redressait, c’était pour manger, grognassant, bavant et crachant des deux côtés de sa bouche molle aux dents gâtées. Son corps n’était que bruits, bruit de tempête, bruit de plaisir, fatigue, douleur, bruit en dormant. Il respirait comme si les trous de son groin étaient obstrués (le groin d’ailleurs semblait toujours humide et visqueux). De temps en temps, d’une expiration furieuse qui faisait ronfler les miasmes dans sa gorge, il chassait la morve, la fange et la crasse qui le gênaient. Marcelin expectorait et rotait avec l’air satisfait et provocateur des hommes après le repas du dimanche. Ses mâchoires produisait, lorsqu’il mastiquait ses aliments, des claquements, des succions, des chuintements dont la variété, la fréquence et la persistance auraient étonné un mélomane flânant aux abord la porcherie. Il pétait sans arrêt, déféquait en mangeant, embourbé dans sa chair tremblotante, surveillant soucieusement, au-dessus de lui, du coin des yeux, l’arrivée d’un ennemi susceptible de s’emparer de son repas.
Il se hissait difficilement sur ses pattes en pieds de fauteuil Louis XIV, son ventre trempait dans la boue, il marchait comme un vieux, difficilement, en faisant basculer son poids d’un pied sur l’autre.
En dépit de son manque d’attrait certain, Jeanne trouvait Marcelin splendide, majestueux et doux au toucher.
Elle aurait pu s’enticher de Marcelin plus tôt car il était dans la maison depuis plusieurs années.
On lui balançait sa subsistance avec dédain, restes de repas moisis, épluchures, pieds de légumes flétris, patates germés avec de temps en temps des céréales que des rongeurs malhabiles avait balayé d’urine. On l’insultait, comme on le soignait, sans humour et sans hargne, juste une piteuse méchanceté prodiguée sans conviction. Les frères de Jeanne, parfois, le piquaient avec les dents d’une fourche jusqu’à ce que l’animal charge et fonce dans la clôture qui grinçait sous son poids ; son ventre flasque giclait autour de lui, ses pattes s’enfonçait dans le sol vaseux, ses oreilles clapotaient sur son front.
Alors seulement les frères lui tournaient le dos. Ils ne riaient même pas de leurs mauvais tours, affligés depuis toujours d’une lassitude qui les détournaient de ce qu’ils avaient cru vouloir un instant. Marcelin, grondant sur ses pattes grêles, secouait sa tête, sans doute pour chasser la douleur causée par le choc contre la palissade.