Alors que je participais à un dîner fort ennuyeux au cours duquel la conversation avait roulé platement sur les sujets les plus convenus, quelqu'un s'est exclamé à la cantonade: "de toute façon, c'est quoi, un écrivain? Un personnage qui écrit. Un pipole avec un stylo, quoi". La dimension sociale a donné une claque terrible à la dimension littéraire. Et encore, sociale... disons médiatique. L'écriture s'est vue subitement réduite à une peau de chagrin, et, chagrinée, j'ai avalé une gorgée de vin (un excellent Haut Médoc) et gardé un silence mou. Peu m'importait les divagations de ce dîneur bourrelé de platitudes, mais il n'empêche qu'il avait posé - va savoir pourquoi, l'excès d'alcool de poire? - la seule question intéressante de la soirée: qu'est-ce qu'un écrivain?
Si vous demandez autour de vous, on vous dira sans doute que c'est quelqu'un qui écrit (ouf) et dont les livres rencontrent un certain succès.
Je dirai, avec un peu plus d'exigence, que c'est un auteur qui a un style (la fameuse "voix"). L'écrivain est connu, également (un "écrivain inconnu", bizarrement, cela ne fonctionne pas), même si c'est post mortem, surtout s'il a vécu dans une très grande misère mais n'a jamais cessé d'user ses yeux pour son art: on l'en admire d'autant plus. L'écrivain est une sorte de fou qui ne peut pas s'empêcher d'écrire, dût-il en mourir d'épuisement. S'il est connu de son vivant, et qu'il commet quelques frasques, on les lui pardonnera. Elles permettront d'entretenir son image, elles ne la terniront pas.
J'ai ouvert un dictionnaire en rentrant, et j'ai trouvé cette énigmatique phrase de Valéry: "Un auteur, même du plus haut talent, connût-il le plus grand succès, n'est pas nécessairement un 'écrivain' ". Elle ne clouera pas le bec à un dîneur fat si vous en rencontrez un (ces gens-là ne se taisent jamais), mais elle fera réfléchir les autres.