Mercredi 3 octobre
12h30 : Alors que je gribouille au comptoir de la cafétéria de la fac, une jeune fille vient me faire la bise ; je ne la reconnais pas, ce qui n’a rien d’étonnant venant de moi, mais le plus étrange est qu’elle ne me reconnait pas non plus ! Elle m’explique qu’elle a l’habitude d’agir ainsi dès qu’elle rencontre quelqu’un qu’elle croit connaître : je l’envie d’être si facile de contact ! Après un temps de réflexion, elle se rappelle enfin qu’elle fait partie de mes étudiantes ! Je ne risquais pas de mieux me souvenir d’elle que des autres, dans le tas… Je ne suis pas sûr que beaucoup de profs de fac reçoivent des bises spontanées de leurs étudiantes, mais le fait qu’elle ne m’ait pas reconnu tout de suite m’invite à penser que le cours que je lui donne chaque vendredi ne doit pas lui laisser un souvenir impérissable : je n’ose pas lui demander ce qu’elle pense de mon cours, mais j’imagine que la plupart des enseignants qui ont, comme moi, soixante étudiants devant eux chaque semaine, s’en soucient comme d’une guigne…
12h40 : Je passe le long des Halles Saint-Louis et je vois que la vitrine d’un boucher a été vandalisée par des vegans : qu’ils taguent « Stop au massacre des animaux », c’est déjà débile, mais qu’en plus ils caillassent les vitres, ça, c’est franchement crétin ! Je vois en effet un impact que je crois, dans un premier temps, dû à une balle de fusil : renseignement pris, il s’agissait d’une pierre, mais peu importe, le premier passant venu aurait été en danger ! Et ça se prétend pacifique… Commencez déjà par respecter les humains avant de respecter les animaux, hé, obscurs !
12h50 : Je débarque à la librairie Dialogues avec une certaine avance dans l’espoir de rencontrer Amélie Nothomb en chair et en os et ainsi obtenir d’elle, outre la traditionnelle dédicace, quelques mots pour Côté Brest. En clair, je retente avec la célèbre romancière l’exploit accompli il n’y a pas si longtemps encore avec François Hollande. La séance de dédicaces n’est prévue qu’à 16 heures, autant dire que j’ai intérêt à être patient, mais j’ai l’expérience de ce genre de manifestation : si je n’arrive pas suffisamment tôt, je vais devoir supporter la cohue des hyènes dédicassivores qui considèrent leurs semblables comme de dangereux concurrents dans la course au précieux paraphe.
13h30 : Je ne m’étais pas trompé, d’autres amateurs arrivent déjà et ce n’est que le début ! Je patiente en lisant Les prénoms épicènes, le dernier livre de madame Nothomb, qui a été remarqué par les médias locaux pour la simple raison qu’il commence et finit à Brest. Pourtant, il est très peu question de la ville du Ponant en elle-même, l’intrigue étant centrée sur l’histoire d’une vengeance particulièrement monstrueuse ourdie par un amant éconduit. Est-ce à dire que les personnages auraient pu être originaires de n’importe quelle autre grande ville de province ? Certainement pas : du point de vue de l’auteur, les protagonistes devaient absolument avoir la ténacité légendaire des Finistériens et Brest, la ville du bout du monde, lui était probablement apparue, du fait de sa situation géographique particulière, la ville finistérienne par excellence. La partie non-brestoise de l’histoire se passant à Paris, il serait tentant de penser qu’Amélie Nothomb a fourni une énième version de l’opposition entre, d’une part, une capitale tentatrice et corruptrice et, d’autre part une province rassurante et fidèle à ses valeurs : ce serait évidemment réducteur. Paris n’est pas irrémédiablement corruptrice : Reine, la grande dame, se révèle plus douce qu’elle ne le parait, la conclusion montre qu’elle est fidèle en amitié. A contrario, Brest n’est pas forcément rassurante : c’est bien là que Dominique se laisse séduire par l’homme qui allait lui bousiller l’existence… En somme, l’opposition radicale entre Paris et la Province est mise en faillite et ce n’est que le moindre des intérêts du roman.
14h40 : Alors que je suis déjà tout fébrile à l’idée de voir en chair et en os l’une de mes romancières contemporaines préférées, je suis stupéfait de la voir déjà débarquer avec plus d’une heure d’avance ! Je crois presque à une hallucination, mais non : ce chapeau et cette voix ne peuvent appartenir qu’à elle ! Avant de s’installer, elle fait la bise aux deux personnes qui attendaient à côté de moi et prend des nouvelles de leur santé. La relation privilégiée qu’elle entretient avec ses lecteurs n’est donc pas une légende et j’en bénéficie moi-même : quand je lui tends mon offrande, un dessin qui m’avait été inspiré par Hygiène de l’assassin, elle reconnait aussitôt en moi le correspondant qui lui avais déjà envoyé sa caricature. Voilà qui facilite grandement le contact : mon interview express peut se faire dans les meilleures conditions, elle prend même la pose pour la photo avec une flûte à champagne ! Si tous les auteurs à succès pouvaient avoir le quart de son talent et de sa disponibilité, l’édition française sentirait bon à nouveau !