L’art de lire selon Nabokov fait la pige aux savantasses
Avant le succès mondial de Lolita, l’immense écrivain, durant une vingtaine d’années, présenta les chefs-d’œuvre de la littérature aux étudiants américains. Avec une générosité et un mépris des conventions peu fréquents chez les spécialistes universitaires. Dont Roberto Bolaño, avec 2666, a dressé quatre portraits carabinés…
Les critiques littéraires de type académique se caractérisent, plus souvent qu’à leur tour, par ces deux affects que sont l’envie et la jalousie, qui les distinguent autant de leurs confrères chroniqueurs exerçant leur métier de passeurs dans les journaux et les revues, que des lecteurs communs même les plus entichés d’écrivains « cultes ».
Les critiques universitaires exercent le plus souvent en vase clos, ou dans les réseaux multinationaux où ils se mesurent à leurs semblables et rivaux, de colloques en congrès, n’ayant jamais à rendre compte ni au public ni non plus aux auteurs, fussent-ils spécialistes locaux ou mondiaux des œuvres de ceux-ci, à l’égard desquels leur envie et leur jalousie s’exercent le plus directement.
La première partie du monumental roman de l’auteur chilien Roberto Bolano, paru après la mort prématurée de celui-ci sous le titre de 2666, elle-même intitulée Le livre des critiques, nous vaut un portrait de groupe «en situation» de quatre thésards européens également voués à l’étude exclusive d’un des plus grands astres de la galaxie littéraire mondiale en la personne de l’auteur allemand Benno von Archimboldi, aussi célèbre qu’invisible, inaccessible à toute approche médiatique ou «scientifique», comme l’ont été un Henri Michaux, un J.R. Salinger, un Réjean Ducharme ou le toujours vivant Thomas Pynchon.
Les quatre facultards en question sont Pelletier le Français, Espinoza l’Espagnol, Morini l’Italien et Liz Norton l’Anglaise, laquelle partagera son cœur et son corps avec les trois autres au titre de « sous-texte » existentiel.
Sans être a priori des personnages romanesques plus saillants que la plupart des universitaires bon teint sortis de l’école pour y rentrer peu après sans avoir eu le temps de vivre au grand air, les protagonistes du Livre des critiques sont entraînés, et la lectrice et le lecteur avec eux, dans une équipée qui les conduit, à travers les années et aux quatre coins du monde, de colloques en congrès où ils se mesurent, notamment, à leurs redoutables rivaux allemands sans cesser – c’est l’obsession de tout critique universitaire – de multiplier les publications «scientifiques» qui les feront connaître et reconnaître au-delà des frondaisons de leurs campus.
Pendant qu’ils s’adonnent à cette nouvelle modulation du tourisme intellectuel, l’écrivain « culte », candidat au Nobel, fuit comme le furet du bois joli jusqu’au jour où, croyant qu’il séjourne au Mexique loin des estrades et des caméras, les quatre critiques y débarquent pour découvrir qu’on y assassine, «au niveau du réel», des centaines de jeunes femmes…
À part ses innombrables digressions enchâssant moult histoires étonnantes dans le corps du récit, le roman progresse, quasi souterrainement, vers on ne sait quel «cœur des ténèbres» ponctué, de loin en loin, par des épisodes d’une soudaine violence sur fond de menées «purement littéraires». Ainsi voit-on Espinoza et Pelletier, qu’on pourrait taxer de «puceaux de la vie», se révéler soudain de possibles tueurs en s’acharnant sur un malheureux chauffeur de taxi pakistanais…
Non sans humour noir latino, mais dans une langue certes moins raffinée et une moins folle fantaisie imaginative que celle du Nabokov de Pnine, mémorable portrait d’un prof russo-américain s’efforçant de faire connaître le fameux Tolstoïevski à ses étudiants, Roberto Bolaño capte néanmoins le fondement de la psychologie du spécialiste persuadé que sa recherche est au moins aussi importante que la création d’une œuvre littéraire, en oubliant souvent le contenu de celle-ci. C’est ainsi que, sur les centaines de pages évoquant les menées des quatre critiques, pas une ne nous renseigne sur la substance des ouvrages d’Archimboldi !
Tel le cancrelat de La Métamorphose de Kafka, magnifiquement décortiqué par Nabokov dans l’un de ses cours, le critique académique de Bolaño, sans génie hélas et pattes en l’air, s’agite vainement au milieu de ses semblables indifférents, me rappelant alors un autre personnage de Kafka, dans sa nouvelle intitulée Un petit bout de femme.
Celle-ci, véritable peste aux yeux du pauvre narrateur ne comprenant pas pourquoi elle lui en veut tellement sans cesser de quémander son approbation, telle un(e) prof de lettres rêvant d’être invité(e) à la Grande Librairie, un(e) écrivain(e) s’épanchant sur Internet sans le moindre «retour» ou un Dieu jaloux fulminant de ne plus être tenu pour l’Unique, n’en finit pas de distiller son aigreur inquiète dans un monde globalement livré au délire de la comparaison, de l’envie et de la jalousie.
Toute bonne littérature, disait le poète anglais Matthew Arnold, est dans une certaine mesure une critique de la vie. Et l’incomparable lecteur et écrivain que fut John Cowper Powys, après avoir constaté que «les magiciens n’ont été capables de contrôler leurs anges ou leurs démons que le jour où ils ont découvert leurs noms», concluait lui aussi qu’ «après avoir suscité et créé la vie, la première fonction des mots, c’est de la critiquer »…
Mais critiquer «la vie» sans avoir bien regardé ses merveilles et ses horreurs, ou critiquer une œuvre artistique ou littéraire sans avoir essayé de pénétrer son sens et détaillé ses qualités propres ou ses failles, revient à nier tout ce qui les distingue du néant morose.
Or c’est contre cette morosité plus ou moins nihiliste qu’un Vladimir Nabokov s’est élevé, béni des fées en son enfance et chassé du paradis par la furie des hommes, en s’efforçant de lire le monde et de le dire avec ses mots.
S’il fut à la fois un scientifique avéré et un poète, jamais il ne prétendit soumettre la poésie à la science, même si celle-là requiert autant de précision minutieuse et de rigueur, dans le choix des mots, que celle-ci dans ses expériences: son œuvre de romancier-poète le prouve à l’évidence, mais son travail de lecteur n’est pas moindre, qu’illustrent les 1200 pages du recueil de Littératures, rassemblant ses cours à l’université de Cornell (notamment) où il détaille les chefs-d’œuvre d’une quinzaine de grands écrivains, (notamment Jane Austen, Dickens, Stevenson, Joyce, Flaubert, Proust, Kafka, Tolstoï, Gogol ou Tchékhov) après avoir défini ce qu’est selon lui un bon lecteur, à savoir « celui qui possède de l’imagination, de la mémoire, un dictionnaire et quelque sens artistique ».
Pour Nabokov, l’art de lire est fondamentalement lié au fait de relire. Un bon lecteur, un lecteur actif et créateur est selon lui un relecteur. La vraie lecture n’est pas un pensum ou la préparation compulsive à l’exercice d’un pouvoir quelconque, mais c’est un acte gratuit partagé qui implique à la fois l’Auteur et le Lecteur : « Le grand artiste gravit une pente vierge et, arrivé au sommet, au détour d’une corniche battue par les vents, qui croyez-vous qu’il rencontre ? Le lecteur haletant et heureux. Tous deux tombent spontanément dans les bras l’un de l’autre et demeurent unis à jamais si le livre vit à jamais»…
Roberto Bolaño. 2666. Gallimard, Folio, 1358p.
Vladimir Nabokov, Littératures, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1211p.