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Dessiner le silence

Publié le 11 octobre 2018 par Les Alluvions.com

où les langues viennent déposer -

strates, témoignages, alluvions."

"(Il) se disait que tout était lié, que la réalité prenait un malin plaisir à lancer des passerelles d'un monde à l'autre, reliant entre eux les êtres et les choses dans un réseau serré d'échos et de correspondances à travers le temps, la géographie, la généalogie, la poésie, le vol des oiseaux, et même l'onomastique et la topographie. Il s'était rendu compte, repensant souvent à ces journées du printemps 1950 et aux lieux dans lesquels sa mère et lui vivaient, à quel point les choses parfois se répétaient : à Boulder, ils habitaient dans Flamingo Drive, une rue orientée sud-ouest nord-est avec la rivière Boulder Creek au sud. Ici, à Las Vegas, il vivait dans un tunnel longeant une voie orientée également sud-ouest nord-est, avec le Flamingo Trail au sud, et la Boulder Station plus loin. Tout se répétait." [C'est moi qui souligne]

"Le travail d'écriture poétique est pour une large part un travail de liaison. Sur le plan sémantique, par le jeu des comparaisons, des correspondances, des images et des métaphores, il opère quantité de rapprochements et désigne souvent les objets les uns par les autres, en établissant entre eux des rapports. [...] Si la poésie est une manière de lier des mots ensemble pour en faire un poème, elle a également quelque chose à voir avec nos attachements. Si elle ne raconte guère d'histoires, elle nous parle de ce monde et de la manière dont nous y sommes liés. Faute de nous dire pourquoi nous y sommes, elle nous dit comment nous y existons. Elle nous en montre les bords et en rapporte les expériences capitales (le naître, le mourir, le vouloir, le douloir, aimer...). La poésie est pour une grande part une affaire d'appartenance. " (p. 64-65)

J'avais noté sur le moment ce rapprochement qui pouvait se lire en somme comme un rapprochement au carré, mais ce qui ne m'apparut qu'au moment de rédiger ceci, c'est le contexte plus large de la citation : la même page 108 commençait en effet avec ces mots :

" Soixante-dix ans, c'était l'âge auquel était mort William Blake, avait-il lu dans la notice biographique du petit livre trouvé dans le carton du Blue Angel Motel. Il était mort dans la misère, entouré de ses quelques rares amis, sans avoir pu achever les dessins inspirés de la Divine Comédie de Dante, et avait été enterré dans une fosse commune.
Misère, rares amis, dessins inachevés, fosse commune : il avait au moins cela en commun avec Blake, se disait-il en souriant intérieurement. Il repensait au vol des chauve-souris de la veille, à cette phrase lue juste après dansLe Mariage du ciel et de l'enfer : "Comment savez-vous si chaque oiseau qui fend les voies aériennes n'est pas un monde immense de joie fermé par ses cinq sens ?"*, et se disait que tout était lié (...)"

Il est vrai que le jeu d'échos autour de William Blake n'était pas encore perceptible à cette date. Cette mention a posteriori ne fait que prolonger la résonance, ou bien faut-il dire que son ombre ici présente annonçait sa survenue.

Dessiner le silence


Aujourd'hui, jeudi 11 octobre, j'ai lu quatre notices, SENS, SENSIBILITE, SILENCE et SOIF. Je fus particulièrement frappé par le dernier paragraphe de la notice du silence :

"Si la poésie parvient à chanter encore, c'est "bouche fermée". Et il n'est pas anodin que l'œuvre de trois de ses plus éminents représentants s'achève par un brusque silence : c'est Charles Baudelaire s'écroulant aphasique à Namur en 1866 ; c'est Arthur Rimbaud lançant, dans "Matin", "je ne sais plus parler" au moment d'achever son parcours et de quitter précocement l'écriture ; c'est Stéphane Mallarmé s'effondrant le 9 septembre 1898, victime d'un spasme du larynx !" (p. 104)

Bon, sur ce, je m'avise qu'il va me falloir me rendre quasi séance tenante à la médiathèque rendre quelques livres avant la menace de suspension de cinq jours. Parmi eux, un recueil de poésie d' Auxéméry, FAILLES/traces. Jean-Paul Auxéméry, né en 1947, 71 ans, tiens, comme Patti Smith, poète donc et traducteur. Jamais lu encore, mais le volume m'avait fait signe. Pas très longtemps puisqu'en trois semaines je n'avais pas trouvé une seconde à lui consacrer (il faut dire que je naviguais déjà entre une bonne dizaine de livres). J'allais le retourner sans lui avoir accordé un tant soit peu d'attention. Une sorte de remords me fit le feuilleter, et très vite je compris que j'avais failli passer à côté de la pépite. Un poème rédigé entre 2010 et 2015, intitulé Retable, et dédié à la poétesse américaine Rachel Blau du Plessis. J'y vins surtout après avoir lu la page 346, Note finale à Retable, exposé, peut-être, dit-il, d'une certaine méthode. "La dédicataire elle-même, explique-t-il, a donné un livre agencé ainsi, selon une grille de renvois entre lieux de sens possible (des mots-charnières, des interrogations, des recours à des voix étrangères...) et a nommé cet entrelacs dans sa langue Drafts, que son traducteur a rendu par Brouillons. [...] Une conversation - un débat entre langues, continents, et oeuvres partagées : on aura lu dans le poème les noms des auteurs qui hantent les lieux de l'échange."

On aura compris que je retrouvais dans tout son éclat la thématique du lien. Mais il y avait plus tonnant encore : dans le long paragraphe suivant, Auxéméry donne les sources de ses citations, Dante, Zukofsky, Pound, Olson, Nietzche, Deguy et termine ainsi :

"L'anecdote de Valéry frappé de mutisme devant la tombe de Mallarmé, et ses détails, se trouve chez ses biographes."

Dessiner le silence

C'était presque incroyable : Valéry en somme prolongeait la série énumérée par Jean-Michel Maulpoix : Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, et voici Valéry devant Mallarmé lui aussi contraint au silence.Reportons-nous au poème lui-même, page 269 :

"un dieu venu nous habiter"

quel scribe absurde et confondant là :

au bord de la fosse, Valéry effondré

incapable de dire adieu à son maître :

il cueillait des fleurs naïves, lui

"l'air était feu", les silences peuplés de vertiges**

et l'été préparait l'or de l'automne,

Ultime coup de cymbale pour cette chronique : retournant vers le roman de Christian Garcin, rebroussant chemin jusqu'à la page précédente, 107, à celle déjà donnée ici, je peux lire, et c'est le début de ce chapitre (aucun n'est numéroté) :

"Le lendemain Hoyt partit vers le nord-ouest, son cartable rouge à la main. Il voulait dessiner les perspectives fuyantes d'une avenue bordée de motels, supérettes, magasins de pneus, centres de fitness, bars mexicains, fast-foods, prêteurs sur gages, night-clubs, et puis, brusquement, plus rien, juste les ombres coupantes des façades géométriques et nues de grands entrepôts indécis, le vide de l'espace et le silence bourdonnant.

Il voulait dessiner le silence." [C'est moi qui souligne]


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* " How do you know but ev'ry Bird that cuts the airy way,/ Is an immense world of delight, clos'd by your senses five ?" William Blake, The Mariage of Heaven and Hell, traduction de l'auteur (in The Complete Poems, Penguin Classics, 1978).

** Un nouveau "vertige" qui vient compléter ma déjà luxuriante collection inscrite au Cahier des vertiges.


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