Max Ernst, Jacqueline Lamba, André Masson, André Breton et Varian Fry, 10 février 1941.
Qu'est-ce qui avait donc conduit cet homme élégant et cultivé à se porter aux secours des artistes européens ? Il se trouve qu'en 1935, il avait séjourné en Allemagne et avait mesuré la virulence de l'antisémitisme hitlérien. A Berlin, il avait même assisté à l'agression d'un juif dans un café, sa main poignardée par un jeune SA. Il avait écrit des articles qui n'avaient guère eu de retentissement. J'ai écouté Daniel Schneidermann très récemment sur France Inter, qui vient de sortir un livre, Berlin, 1933, où il entend montrer l'aveuglement des journalistes occidentaux en poste à l'époque dans la capitale du Reich. Parle-t-il de Fry ? Je n'en sais rien, sans doute fut-il un des rares à alerter l'opinion sur l'oppression en marche.Si je parle de Fry, que je connaissais pas encore hier, c'est que j'ai regardé le documentaire passé sur F3, La liste de Varian Fry, de Hélène Chevereau et Clément Desiret (encore disponible en replay pendant quelques jours). Et si l'on veut encore plus de détails, on peut lire la page que lui consacre Alain Paire sur son site.
Quelques mots tout de même sur Breton et Fry. Celui-ci avait fondé le CAS, Centre Américain de Secours, dont les locaux avaient d'abord été établis à l'Hôtel Splendide. Rapidement à l'étroit, le CAS déménagea plusieurs fois avant de se fixer à la Villa Air-Bel, une maison ancienne avec dix-huit pièces réparties sur deux étages, assez grande pour inviter certaines personnes en attente de visas. Le révolutionnaire Victor Serge est de ceux-là, et c'est sur sa recommandation qu'André Breton et sa famille est convié lui aussi. Les amis du surréaliste se retrouvaient parfois à la villa, reconstituant les cercles parisiens, et "on sait, écrit Alain Paire, que pendant un week-end de début mars, quelques jours avant son embarquement pour les États-Unis via le Maroc et la Martinique, André Breton entreprit de créer en compagnie de la plupart de ses convives les trente-deux cartes révolutionnaires du Jeu de Marseille qui parut plus tard dans la revue VVV et qui fut finalement édité en 1985 par André Dimanche."
Alain Jouffroy revient sur la genèse du jeu dans un entretien avec Jacques Hérold :
» Alain Jouffroy. – L'idée du "Jeu de Marseille" vous est venue à la suite d'une discussion avec Breton ?
» Jacques Hérold. – C'est venu comme ça, de moi ou d'un autre, peu importe, au cours d'une conversation : "Si on faisait un jeu de cartes ?" Breton a accepté mais il voulait voir ce que c'est que le jeu de cartes, parce qu'en réalité on ne sait pas du tout quelle en est la source. Il est allé à la Bibliothèque de Marseille pour chercher les origines, les significations. Il a trouvé que le jeu de cartes ordinaire est un jeu militaire : le "trèfle" est la paie du soldat, le "cœur", son amour, etc. Evidemment, il s'agissait de changer complètement le jeu mais d'en garder le "squelette", c'est-à -dire le nombre de cartes.
» Alain Jouffroy. – Vous n'êtes pas partis du tarot ?
» Jacques Hérold. – Non, du jeu de cartes normal. Les tarots sont un jeu intéressant en lui-même. Il n'y a rien à y changer. Notre jeu ressemble au jeu de cartes ordinaire. Le Roi, la Reine, le Valet, sont devenus le Génie, la Sirène et le Mage. Le trèfle est devenu le trou de serrure noir de la Connaissance, le carreau, la tache du sang rouge de la Révolution, le pique, l'étoile noire du Rêve et le cœur la flamme rouge de l'Amour. »
Alain Jouffroy (« Les jeux surréalistes entretien avec Jacques Hérold », dans XXe siècle, Le surréalisme I, nouvelle série, XXXVIe année, n° 42, juin 1974, p. 152-153).
André Breton - Paracelse
"Finalement j'obtins mon billet de passage sur le Capitaine-Paul-Lemerle, mais je ne commençai à comprendre que le jour de l'embarquement, en franchissant les haies de gardes mobiles, casqués et mitraillette au poing, qui encadraient le quai et coupaient les passagers de tout contact avec les parents ou amis venus les accompagner, abrégeant les adieux par des bourrades et des injures : il s'agissait bien d'aventure solitaire, c'était plutôt un départ de forçats. Plus encore que la manière dont on nous traitait, notre nombre me frappait de stupeur. Car on entassait trois cent cinquante personnes environ sur un petit vapeur qui - j'aillais le vérifier tout de suite - ne comprenait que deux cabines faisant en tout sept couchettes"... "La racaille, comme disaient les gendarmes, comprenait entre autres André Breton et Victor Serge. André Breton, fort mal à l'aise sur cette galère, déambulait de long en large sur les rares espaces vides du pont : vêtu de peluche, il ressemblait à un ours bleu"...Passage rapporté dans le poème d'Auxeméry quand il écrit :
et l'ethnologue plaisamment
t'avait déjà portraituré sur le bateau qui t'emmenait en Amérique
aux jours sombres de l'exil
fort mal à l'aise dans cette galère tu déambulais
vêtu de peluche tel un ours bleu
André Breton photographié à Marseille par Varian Fry
Varian Fry ne fut que tardivement reconnu. Ce n'est que quelques semaines avant sa mort, le 12 avril 1967, qu'il reçoit, à l'initiative d'André Malraux, la croix de chevalier de la Légion d'Honneur au Consulat Général de France de New York.
En 1995, Varian Fry est devenu le premier Américain à être reconnu comme Juste parmi les nations au mémorial de Yad Vashem.
Alain Paire conclut sa chronique en rapportant que dans son catalogue de la Halle Saint-Pierre composé en octobre 2007 pour une nouvelle exposition Varian Fry et les artistes candidats à l'exil dont Michel Bepoix fut également l'un des commissaires, Martine Lusardy achève son texte avec une passionnante citation de Siegfried Kracauer, extraite de L'histoire des avant-dernières choses : "Une vieille légende juive dit que chaque génération comporte trente-six justes qui maintiennent le monde dans l'existence. S'ils n'existaient pas, il serait détruit et périrait. Mais personne ne les connaît ; eux-mêmes ignorent que c'est leur existence qui sauve le monde de la perte".