PARIS-ORPHÉE
(extrait du chapitre X)
D ANS L'ANTIQUITÉ, LES GRECS assimilaient les lèvres enduites de miel au don de l'éloquence. Pindare, le poète lyrique de Thèbes, avait été piqué à la bouche par une abeille, disait-on, alors qu'il était encore jeune homme, ce qui a fini par expliquer son talent. Horace, le chef de file de la poésie à l'époque romaine d'Auguste, se comparait dans ses odes aux abeilles du mont Matinus en Apulie, son lieu de naissance, où sur les collines arides elles butinaient le thym, les arbustes et les fleurs. Que les abeilles aient fabriqué elles-mêmes le miel à partir du nectar n'était pas un fait admis à l'époque classique : on pensait qu'elles le cueillaient directement sur les fleurs et ne faisaient que l'enrichir des saveurs de leur cru.
En France, les abeilles, symboles d'immortalité, étaient jadis un emblème des souverains. Napoléon les faisait broder sur ses habits impériaux et elles ornaient nombre de ses possessions. Nul doute qu'avec elles, la notion de royauté a son origine dans la nature, et nul doute que le royaume de la poésie n'est pas tellement différent de celui de la ruche.
Certains poètes sont semblables aux abeilles Frère Adam (ainsi nommées d'après le moine bénédictin qui les élevait), qu'abrite aujourd'hui une ruche installée sur le toit de la sacristie de la cathédrale Notre-Dame, dans l'île de la Cité. Brunes et veloutées, elles sont productives, résistantes aux parasites, et plus douces que la plupart. Chaque jour, ces abeilles butinent sept cents fleurs, et favorisent ainsi la croissance des plantes dans un rayon de trois kilomètres autour de l'édifice gothique. D'autres poètes, comme moi, sont des êtres solitaires, plus proches des abeilles à la langue courte qu'on trouve dans les régions sauvages, et qui transportent le pollen bien à l'abri sous leur abdomen ou fermement attaché à leurs pattes arrière. Parfois, lorsque j'entends les autres abeilles bourdonner, je me dis : " l'amour, que peut-il être d'autre qu'une profusion de bourdonnements, ou de la haine ? "
Henri Cole, Paris-Orphée, Carnet d'un poète américain à Paris, chapitre X (extrait), Le Bruit du temps, 2018, pp. 105-107. Traduction de l'anglais (États-Unis) par Claire Malroux.