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Ce cheval qui tourna la tête

Publié le 29 octobre 2018 par Les Alluvions.com
Le livre de Zora del Buono, Des arbres et des hommes, que j'ai terminé ce matin, mérite parfaitement son titre : les quinze arbres extraordinaires dont elle compose le portrait racontent en même temps l'histoire des hommes qui en firent des abris, des refuges, mais aussi souvent des motifs de gloire ou des symboles. De l'Ankerwycke Yew, cet if dont j'ai déjà parlé, à l'ombre duquel on signa la Magna Carta, jusqu'au tilleul du village de Schenklengsfeld, qu'on dit le plus vieil arbre d'Allemagne (900 à 1255 ans), autour duquel vécut pendant plus de quatre cents ans une petite communauté juive, cent soixante-seize citoyens au moment de la guerre, dont vingt-trois disparurent dans les camps de concentration nazis, si bien que Zora del Buono peut conclure son livre en écrivant avoir "l'impression, en observant Schenklengsfeld, de regarder à la loupe l'histoire du pays, ce village est un concentré d'Allemagne, et ce que l'on apprend est tellement bouleversant qu'une nuit sans sommeil est encore la chose la plus anodine qui puisse nous arriver."
Ce cheval qui tourna la tête
Certains de ces arbres extraordinaires restent anonymes, ainsi en est-il du Pin Bristlecone (Pinus longaeva) des White Mountains en Californie, 5065 ans, considéré comme l'arbre non clonal le plus âgé du monde, et dont le chemin d'accès n'est pas indiqué au public afin de le prémunir de possibles agressions, comme celle de son congénère du Nevada, le Prometheus, abattu par un étudiant en géographie en 1964. À cause de l'importance de l'espèce dans les recherches de dendrochronologie, tous les pins bristlecones de cette région sont maintenant protégés, qu'ils soient debout ou tombés. Le fondateur de cette science, l'astronome et mathématicien Andrew Elicott Douglass (1867-1962) avait le premier élaboré une méthode de datation permettant aussi de décrire le climat des époques passées en s'appuyant sur les anneaux de croissance (ou cernes) des arbres.  Ainsi put-il dater les édifices aztèques à l'aide de poutres maîtresses dans les ruines. Incidemment, j'eus la surprise de voir réapparaître à cette occasion mes Indiens Pueblo du Chaco Canyon :
"Les bois de Pueblo Bonito, au Nouveau Mexique, datent de l'an 1111, l'histoire de la colonisation de l'Amérique a pris un nouveau  visage avec le travail de Douglass. On suppose aujourd'hui que le Pueblo Bonito, un bâtiment d'environ huit cents pièces, a été habité à partir de 828 et abandonné trois siècles plus tard, probablement pendant une période de sécheresse qui résulté aussi du fait que les Indiens Pueblo avaient déboisé le Chaco Canyon au point que la nappe phréatique descendit, rendant toute vie impossible." (p. 73)
Autant dire que deux fils jusque-là indépendants de ma (j'hésite devant le mot à écrire : réflexion (un peu réducteur, il entre tellement d'intuition là-dedans) ? divagation (ce n'est pas faire justice inversement à ce qui entre de parfaitement rationnel dans l'entreprise) ? ), disons provisoirement, de mon chemin d'écriture : quelque chose, oui, s'est noué là entre le motif de l'arbre - présent en réalité depuis mai 2017, avec l'arbre du Sacrifice de Tarkovski, mais réactivé en ce mois d'octobre -, et le motif qui tourne autour de la kiva Hopi, qui a convoqué aussi bien André Breton qu'Aby Warburg. Et ce nouage s'est compliqué d'un troisième brin (ce qui détermine donc une tresse) avec un troisième motif ayant émergé ici, qui est celui du silence. Car c'est dans ce même chapitre consacré au pin Bristlecone que dans la complète solitude de la montagne californienne, Zora del Buono, après avoir vu disparaître la voiture rouge d'un photographe trop massif pour en descendre et qui ne photographiait donc que de la fenêtre entrebâillée de son véhicule, constate que "ce qui reste, c'est le silence." Et elle conclut alors son histoire par une vision quasi fantastique :
"Et puis, soudain, cet arbre qui se tient aussi droit que vous, qui trône majestueusement sur une hauteur comme si le monde entier était en dessous de lui seul, parce qu'il n'y a pas de monde au-dessus de lui, c'est un silencieux pas de deux entre deux créatures dont une seul sait danser, mais comme par miracle une troisième se glisse dans le tableau, il y a un cheval noir derrière, ce n'est pas une hallucination, le cheval marche lourdement dans la neige et personne ne sait où il va." (p. 78)
En note, Zora del Buono ajoute : "Plus tard, on me dit que le cheval est un étalon, qu'il vit depuis au moins quinze ans dans les White Mountains. Personne ne sait d'où il vient : personne ne sait d'où il est venu. Jadis ils étaient trois, un cheval gris, un brun et un étalon noir. L'un deux a disparu, on a trouvé le squelette de l'autre il y a quelques années. L'étalon a déjà été vu à des altitudes plus basses, là où vivent d'autres chevaux, mais quelque chose ne cesse de l'attirer de nouveau à trois mille mètres d'altitude, vers la solitude totale."*
Cette vision assez inouïe, cette synchronie entre la vision de l'arbre et celle du cheval, ce trio de figures qu'elle met en scène, m'a aussitôt fait penser à ce poème magique de Supervielle dont je n'ai jamais épuisé le mystère, Mouvement.
Ce cheval qui tourna la tête
Vit ce que nul n'a jamais vu
Puis il continua de paître
A l'ombre des eucalyptus.
Ce n'était ni homme ni arbre
Ce n'était pas une jument
Ni même un souvenir de vent
Qui s'exerçait sur du feuillage.
C'était ce qu'un autre cheval,
Vingt mille siècles avant lui,
Ayant soudain tourné la tête
Aperçut à cette heure-ci.
Et ce que nul ne reverra,
Homme, cheval, poisson, insecte,
Jusqu'à ce que le sol ne soit
Que le reste d'une statue
Sans bras, sans jambes et sans tête.
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* La photo qui accompagne ce passage est celle qui fait la couverture de l'édition française.
Ce cheval qui tourna la tête
C'est donc celle du pin Bristlecone. Photo surprenante car on aurait pu s'attendre à la photo plus habituelle d'un arbre avec tronc puissant et ample feuillage. Non, ici ni fût vertical, ni couronne ni houppier, à la place une géométrie complexe de bois en torsion, une sculpture traversée de poussées contraires entre ciel d'albâtre et tapis neigeux. Sur cette blancheur, il nous reste à imaginer le cheval noir.

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