C’était le 27 juin 2008 dans l'après-midi. Le temps était maussade sur l'Île-de-France.
Au dos du formulaire de remboursement des frais de déplacement, ils me demandaient
" mes nom et prénom (qui figuraient au verso, imprimés par leurs soins),
& mon adresse professionnelle (c'est-à-dire celle à laquelle ils m’avaient fait parvenir cette paperasse),
' mon emploi et mon grade (déterminés par eux),
7 mon NUMEN (établi par eux),
M mon adresse personnelle ainsi que P mon numéro de téléphone fixe, 6 mon numéro de téléphone portable et F mon adresse mèl (qu’ils n’utiliseraient évidemment pas puisque, l’an dernier, ils avaient trouvé une anomalie dans mon dossier et l’avaient tout simplement renvoyé au collège, où je l’avais retrouvé dans mon casier le 3 septembre, avec la mention : « à nous faire parvenir complété avant le 15 juillet. Au-delà de cette date, vos frais de déplacement ne vous seront plus remboursés »). Je devais également préciser C mon numéro de sécurité sociale et joindre A deux relevés d’identité bancaire que ne pouvaient EN AUCUN CAS M N remplacer des chèques barrés. Le tout pour un virement qui, d’après mes calculs, restera largement inférieur à dix euros L. S’il a lieu.
Le RER traversait la banlieue nord-ouest en direction d’Epinay-sur-Seine, où je devais me rendre au collège Eisenstein pour corriger des copies du brevet (ouais !), et en observant le paysage gris et laid, à peine rehaussé ça et là par les carrosseries multicolores d’une casse auto, je rêvais d’une carrière bureaucratique, avec des horaires fixes, zéro élève, zéro copie, et la perspective d’une impunité absolue au cas où, comme c’est probable, je me laisserais glisser avec délices vers le plus parfait jmenfoutisme. Je me rappelle vivement mon premier et à ce jour unique passage au rectorat. Je venais d’être appelé à exercer mes fonctions de professeur d’histoire au pays des voitures brûlées, des tournantes et des rappeurs antifrançais et, au comble de l’inquiétude, je m’étais rendu à Créteil pour énoncer mes dernières volontés et me faire expliquer quelques bizarreries de mon cas. La personne que leur courrier indiquait comme la gestionnaire de mon dossier était en congé de longue maladie ; sa remplaçante n’était pas présente ce jour-là ; du coup, c’est une vieille dame –lunettes à triple foyer et grosses articulations arthritiques- qui, s’étant apitoyée sur mon visage de victime et ma longue attente dans le couloir, avait fini par me prendre en charge. Elle était très gentille mais ne savait pas se servir d’un ordinateur. Elle notait tout sur de petits bouts de papier et son bureau ressemblait plutôt à un atelier de cadavres exquis qu’au desk ultrafonctionnel d’une fonctionnaire 2.0. Elle était gentille mais avait de gros boutons velus sur le visage, et en la regardant ma réflexion s’était irrémédiablement bloquée sur le mot « poireau ». De toute façon, son discours à mon égard se limitait au constat stoïcien que « ça aurait pu être pire, j’aurais pu être TZR dans le 77. » J’étais ressorti du rectorat en me disant qu’avec une pareille intendance, le petit soldat de la République pouvait partir au front tranquillou pépère.
C’était la troisième fois que j'allais à Epinay-sur-Seine, et je n’en connaissais que le trajet qui mène de la station de RER au collège Eisenstein. Je veux dire cependant que cette portion du territoire spinassien n’est pas faite pour aiguiser la curiosité du promeneur, fût-il professeur d’histoire-géographie : c’est l’un de ces lieux où l’occupation humaine est attestée depuis 3.000 ans et où aucun bâtiment n’en a plus de quarante. Les barres sont peintes de fresques moches, œuvres de djeunz subventionnés du crû ; elles semblent revendiquer avec une puissance obscène leur écrasement de tout passé. Et il y en a encore pour dire que la France est le plus beau pays du monde. C’était peut-être vrai quand on a commencé à construire ces murs ; les architectes et les donneurs d’ordre de cette époque ont dû penser, le pays est tellement beau qu’il peut bien supporter un peu de laideur. Et maintenant la laideur couvre cent fois plus de surface que tous les vestiges de l’ancienne beauté.
Au collège, spectacle surprenant : des élèves mis à la porte pour libérer les locaux affectés à la correction des copies du brevet escaladaient les grilles, apparemment pour entrer en fraude dans leur propre établissement. Le concierge regardait la chose d’un œil blasé, rêvant à d’autres choses –peut-être électrifiées.
Mes collègues de Djerzinski, et d’autres venus d’établissements voisins, étaient déjà rassemblés dans le réfectoire du collège. Ils s’ennuyaient poliment en attendant que les choses commencent. J’ai dit, en guise de bonjour : « Well, life is life. » Ils m’ont répondu : « Lala lalala. » J’ai ajouté : « J’espère que cette fois-ci ils ont pensé à imprimer suffisamment d’énoncés pour nous. » L’année dernière en effet, on nous avait distribué le corrigé, mais pas les sujets correspondants, ce qui fait que nous avions travaillé, en quelque sorte, à l’aveugle. (Enfin j’exagère un peu : nous avions un énoncé pour six, grâce à l’ingéniosité d’un collègue qui était allé récupérer des feuilles dans une poubelle.) Un peu nerveux, nous nous sommes donc levés et avons cherché, aux quatre coins de la salle, une pile de sujets. Et ce qui montre que l’être humain en général et la fonction publique en particulier sont susceptibles de s’améliorer constamment si on leur fait des remarques constructives, c’est que cette fois, il y avait des sujets. Pas suffisamment, mais enfin on en avait plus que la dernière fois : deux, peut-être trois pour six.
Munis de ce matériel pédagogique, nous avons commencé, mes collègues et moi, à éplucher les consignes écrites. Et M. Jarreau a dit : « le premier qui trouve l’expression ‘valorisation des réponses des élèves’ a gagné. » « J’ai gagné » a répondu M. Sanchez une seconde et demie plus tard, en pointant le haut de la page 2, où les correcteurs étaient invités à donner des points supplémentaires aux élèves dont les copies comporteraient des connaissances. Il y a en effet, c’est difficile à expliquer mais c’est comme ça, des élèves qui, au terme de leurs quatre années de collège, ont des connaissances. Et ça c’est bien. Alors on leur donne des points. Mais bon, qu’on se rassure, il est aussi tout à fait possible d’obtenir son brevet sans la moindre connaissance. Les questions dont la réponse se trouve dans les documents valent au moins 30 points sur 40.
(Et je ne veux même pas parler de questions retorses, de
réponses qu’il faudrait longuement chercher dans un fatras de fausses pistes. Exemple avec la première question du sujet d’histoire de cette année :
Or le document 1 était une carte dont la légende comportait notamment ce détail :
Dans mon collège pourtant, comme dans beaucoup d’autres collèges de ZEP, le taux de réussite devrait cette année encore tourner autour de 50 %. Pourquoi ? Comme enseignant et correcteur, je
crois pouvoir attribuer l’échec de tant de candidats aux raisons suivantes :
-Ils ne comprennent pas ce qu’ils lisent (textes, consignes et questions) ;
-Ils s’expriment à l’écrit de façon incompréhensible ;
-Ils ont été rebutés par les documents (des photos en noir et blanc et des textes dont aucun ne dépasse douze lignes) et ont tenté de répondre aux questions sans s’appuyer sur ces béquilles ;
-Ils ne se sont pas présentés à une ou plusieurs épreuves.
Ce sont donc des problèmes sur lesquels nous, professeurs d’histoire, nous n’avons aucune prise. Et encore beaucoup moins lors de l’évaluation finale que constitue le brevet des collèges. Ce qui fait qu’on se demande en quoi consiste au juste notre métier.)
« Bon, on fait comme l’an dernier ? » a proposé Monsieur Sanchez. « Qu’est-ce que vous aviez fait l’an dernier ? » a demandé Monsieur Le Gall. « Ah, mais c’est vrai que t’étais pas là ! a répondu M. Sanchez. Ben l’année dernière, pour gagner du temps, et vu que le brevet c’est une vaste foutaise, on avait mis entre 15 et 25/40 au pif à tous les élèves, en considérant que ça ne lésait que très peu de candidats et que comme ça on répondait en plus aux vœux de la hiérarchie. Et après on avait un peu joué aux cartes, et au bout d’une heure un quart on était rentré chez nous. –Ah ouais, tu te souviens la gueule que tirait le mec à qui on a rendu nos copies ! a relancé M. Jarreau. –Et comment ! a truculé M. Sanchez. Y nous a dit, ‘Ben dites donc, vous avez été drôlement rapides’, et moi jlui ai rétorqué dans sa face, ‘Qu’est-ce tu crois gamin, on est des vrais pros nous, pas des rigolos de TZR néo-tits’. » Et nous pouffâmes en repensant à la tête qu’avait tirée le préposé au ramassage des copies, un rigolo de TZR néo-tit’. « Oh bah on peut pas faire ça, qu’il a répliqué Le Gall, ça me paraît pas éthique. –Poil au steak-frites ! a répondu M. Sanchez. Et nous faire venir un vendredi après-midi à Epinay pour remonter au treuil la note d’élèves analphabètes, ça te paraît éthique ? C’est contraire à la convention de Geneviève, oui ! » Mais leur intéressant débat a été interrompu par les premiers mots de Brevet-man.
Brevet-man est un prof en costume (mais sans cravate) qui, d’après ce que j’ai compris, s’est occupé de suivre tout le procès du brevet des collèges, de la détermination des sujets jusqu’à la correction des copies –et c’est encore lui sans doute qui gère les mystérieuses « sous-commissions » où, après avoir constaté le caractère dramatique des résultats, on se creuse la cervelle pour savoir comment on pourrait les édulcorer. Il est tout mièvre et tout mielleux, enfin je suis terriblement injuste de le juger ainsi alors que je ne le vois que dix minutes tous les ans mais je me dis que c’est typiquement le genre d’individu dont le système se sert pour graisser ses rouages contrefaits. Et donc Brevet-man a commencé son laïus habituel, avec pour idées-force
1) c’est vrai, les sujets sont faibles et pleins d’erreurs, mais il ne faut pas en vouloir aux concepteurs, d’autant que cette année, pour des raisons d’économie, le travail a été sous-traité à un cabinet de school ingeneering basé au Vietnam, donc un peu d’indulgence ;
2) c’est vrai aussi, la plupart des copies sont en dessous de tout, mais puisque nous sommes réunis dans cette bonne ville d’Epinay-sur-Seine dont le nom même évoque tant de belles choses aux démocrates que vous êtes certainement, le moment n’est-il pas venu de nous souvenir du versant social de notre mission ? Donc un peu d’indulgence.
De toute façon, je ne l’écoutais pas vraiment : je m’étais absorbé dans l’examen de la partie du brevet dite des « repères », la seule qui requièrent quelques acquis chez les candidats. Le ministère estime en effet que, dans le cadre de la formation de la culture humaniste de nos jeunes, ceux-ci doivent être capables à la fin de l’année de troisième de dater une vingtaine d’évènements majeurs de l’histoire de l’humanité et de situer sur le planisphère quelques pays ainsi que les principaux fleuves, les plus hautes montagnes, etc. Cela paraît simple ; mais tourné en langue pédagogue, voilà ce que ça donne :
« Du 5 au 14 juillet 2008, sur les quais du port de Rouen, on pourra assister à l’Armada qui regroupe les plus grands voiliers du monde.
Localisez sur la carte les pays d’origine de ces bateaux.
Nom des voiliers
Pays d’origine à localiser
Amerigo Vespucci
Italie
L’Iskra
Pologne
Le Tenacious
Royaume-Uni
« On ne peut pas leur demander tout simplement, ‘place l’Italie, la Pologne et le Royaume-Uni sur la carte’ ? demandai-je à M. Jarreau.
-Tu n’y penses pas ! Il faut toujours contextualiser les connaissances. Sinon, c’est du par-cœur. Et le par-cœur, c’est… ?
-Mal, répondis-je.
-C’est bien, tu progresses », m’encouragea M. Jarreau du haut de son expertise.
Alors que je repensai à cette faute commise par le défenseur néerlandais Ooijer en pleine surface de réparation lors du match France – Pays-bas et qui, si elle avait été sifflée, aurait profondément modifié le parcours de notre belle équipe nationale de football lors de l’Euro, un intrus vint interrompre les explications de Brevet-man pour demander : « Est-ce que M. Devine est là ? –Oui, c’est moi. » J’étais sur la défensive, prêt à tout contester avec acharnement ; en cela la fréquentation de mes élèves a été très formatrice. L’homme était beau et négligé, mais je l’ai trouvé plus négligé que beau quand il s’est approché de moi pour me dire : « J’avais deviné que vous étiez monsieur Devine. » Et il souriait de son jeu de mot. Je lui ai tout de même serré la main, mais avec une expression qui signifiait : « Qu’as-tu à me dire, toi que la rudesse de notre métier a manifestement usé avant l’âge ? » Il a lâché : « Vous avez été désigné pour corriger avec moi les copies des troisième technologique.
–Il doit y avoir une erreur. Je n’ai pas de troisième technologique parmi mes élèves. D’ailleurs je ne savais même pas qu’il existait une troisième technologique.
–D’après ce que je sais, vous n’avez de toute façon pas de troisième du tout ?
–Non, c’est vrai.
–Alors quelle différence ça peut bien faire ? »
Vaincu par cet argument, je l’ai suivi. J’avais peur de m’être fait avoir, mais j’ai rapidement compris qu’en fait j’avais réalisé une très bonne affaire. Quel que soit en effet le programme de la troisième technologique, il est patent que les élèves qui y sont inscrits sont encore beaucoup plus faibles que les troisième lambda. Sur les 70 copies que le Beau négligé et moi-même devions nous partager, un tiers environ était des copies blanches, et un autre tiers ne valait guère mieux. Voici, de mémoire (je n’ai malheureusement pas pu prendre de notes), le meilleur paragraphe argumenté sur le thème du « peuplement de la France » :
« Les habitants de la France vivent principalement dans des grandes villes comme Paris, Lyon, Lille. Ailleurs, c’est la campagne. La campagne sombre dans le calme, il n’y a pas de travail, pas d’animation, pas de commerce comme Lidl, rien. Je pense que les habitants de la ville devraient aller plus souvent à la campagne pour les aider à se sortir un peu de leur calme, et aussi pour apprendre à connaître d’autres cultures. Et dans les grandes villes il y a aussi Marseille (allez l’OM lol). »
« Qu’est-ce que ça donne ? m’a demandé mon camarade de correction.
-D’après ce que je comprends, le barème a été conçu de telle sorte que ceux qui ont essayé de répondre à toutes les questions ont forcément la moyenne.
-Oui, c’est exactement ça » a-t-il confirmé. Une sorte d’énorme prime à la bonne volonté. Pourquoi pas, après tout.
Les lauréats se réjouiront d’avoir décroché ce premier diplôme, billet de fausse monnaie que tout le monde feint de croire authentique. Les instances, les spécialistes se réjouiront de la montée continuelle du niveau des acquis scolaires. Le rectorat de Créteil se félicitera d’une organisation impeccable. Les professeurs partiront en vacances en se disant qu’à ce stade, tout ce qu’ils veulent est du repos et la possibilité de penser à autre chose. Sur le quai de la station d’Epinay, une jeune femme portait avec une beauté arrogante sa minijupe et ses talons hauts. Mais un imbécile en manque l’a harcelée jusqu’à l’arrivée du train.