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Bifurcation(s)

Publié le 21 novembre 2018 par Les Alluvions.com

Je voudrais tout d'abord revenir sur la vidéo de Bernard Stiegler, Éviter l'apocalypse (c'est le titre), et précisément sur les dernières minutes où il affirme que si l'on prolonge les courbes, les courbes de la démographie, du changement climatique, de la spéculation, etc., on ne peut pas s'en sortir, mais il déclare aussi qu'on peut casser la logique de ces courbes et que les systèmes dynamiques ouverts ont toujours été produits par des bifurcations de ce type. Chez lui, cette idée-force de la bifurcation ne date pas d'hier : par exemple, en 2016, dans La conversation scientifique, sur France-Culture, je lis qu'il plaidait " pour une bifurcation, une nouvelle rationalité économique, Bernard Stiegler y livrait sa vision du monde d'après la révolution numérique, un monde qui n'en est plus un, gouverné par les Data Centers et les algorithmes, un monde dangereux, en permanente instabilité, dans lequel selon lui, les individus et les groupes sont partout gagnés par le désespoir et la folie." Dans un autre article, publié à la même époque sur le site Mais où va le web ?, on peut lire : " La bifurcation qu'appelle Stiegler, c'est celle de la déprolétarisation, celle qui rend à l'homme sa capacité à concevoir une perspective créatrice au lieu d'un destin sans destination. L'exemple phare de ce type de société dite " contributive ", c'est Wikipédia. Véritable bien commun, Wikipédia est la preuve que chacun peut à la fois utiliser, consommer et contribuer à un service (c'est à dire créer de la néguentropie, de l'ordre, et non pas de l'entropie, de la destruction - on est toujours dans le vocabulaire de Stiegler...)."

Je n'ai rien contre Wikipedia, que j'utilise beaucoup, comme à peu près tout le monde, mais j'ai un peu de mal à penser que l'humanité sera sauvée grâce à l'économie contributive dont l'encyclopédie en ligne est soi-disant l'un des fleurons. Je reviendrai là-dessus un autre jour, ainsi que sur cette notion d'entropie dont Stiegler fait grand usage, allant jusqu'à réécrire Anthropocène en Entropocène. En attendant, on lira avec grand profit l'article très approfondi d' Alexandre Moatti sur le site Zilsel.

Plus modestement, je voulais profiter de l'émergence de ce mot de bifurcation dans la bouche de Stiegler pour bifurquer justement sur le dossier Chris Marker dans le numéro d'Esprit de mai 2018.

Bifurcation(s)


Comme je me reporte à l'un des articles de cet excellent dossier, Le cinéaste et la mémoire palimpseste, de Nathalie Bittenger, je tombe précisément sur ce passage qui résonne assez étroitement avec ce qui vient d'être dit sur Wikipedia :

"La mémoire incarnée dans les images de Marker n'est donc nullement surplombante ou encyclopédique. D'autant qu'il se méfie de la notion de mémoire collective, qu'il ne prétend jamais transcrire. Le danger de la concurrence des mémoires - "Mes morts sont plus morts que tes morts" - est souligné dans Level Five. Dans Sans soleil, après avoir retracé les violente luttes de la Guinée-Bissau pour l'indépendance à travers un document d'archives en noir et blanc, le cinéaste nous transporte à Cassaca en 1980, filmé en couleurs. D'une époque à l'autre, la transition est assurée par des plans rapprochés d'accolades. C'est à présent une fête de remise des grades qui semble sceller la réconciliation, "mais pour bien lire [la scène], il faut encore avancer dans le temps". Tout juste un an après cet embaumement filmique d'un instant de liesse, un coup d'État rompt la factice unité de ces hommes s'embrassant, le militaire volant le pouvoir au président et le jetant en prison. Commentaire de la scène immortalisée, alors que le cinéaste peut se mouvoir sur la flèche brisée des temps et nous en offrir une lecture rétrospective depuis le futur des images : "Et sous chacun de ces visages, une mémoire. Et là où on voudrait nous faire croire que s'est forgée une mémoire collective, mille mémoires d'hommes qui promènent leur déchirure personnelle dans la grande déchirure de l'Histoire." (Esprit, p. 68)

Bifurcation(s)


C'est un peu plus loin dans l'article que surgit le terme bifurcation(s), après l'évocation des intercesseurs que Chris Marker ne cesse de déployer dans ses films, voix off comme celle de Jean Négroni dans la Jetée, ou éléments du bestiaire favori, chat ou chouette, et Nathalie Bittinger évoque la rencontre impromptue entre Marker et Wim Wenders (filmée par celui-ci dans Tokyo-Ga (1985), dans un bar qui " porte miraculeusement le le nom de la Jetée." Marker, qui n'aime pas apparaître dans ses films, " se cache d'abord derrière une affiche ornée d'un maneki-neko (le chat porte-bonheur japonais), puis un story-board où sont dessinés un chat et une chouette : Marker glisse alors furtivement un œil sur le côté de la feuille avant de disparaître. Dans Immemory*, le chat Guillaume-en-Egypte est un guide qui ouvre des portes cachées, fait accéder à d'autres zones du CD-Rom et propose des bifurcations infinies." [C'est moi qui souligne]


Nous y voici, au cœur de la création, et permettez-moi de bifurquer à mon tour : en cherchant une image du chat markérien, je débouche sur le site qui lui est consacré, et tout spécialement sur la page d' Immemory, où est reproduit le livret que le cinéaste écrivit pour le cédérom paru en 1997.

Bifurcation(s)


Comment dire le bonheur que j'ai à lire ces lignes ? J'ai l'impression d'y lire la description de ma propre démarche, avec cette sensation que le supposé hasard cache un itinéraire chargé de sens, même si celui-ci ne s'éclaire jamais complètement. Mais continuons de suivre le livret :

" Mais quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir. " (Du côté de chez Swann)
Chacun sa madeleine. Pour Proust c'était celle de Tante Léonie, telle que prétend encore en détenir la recette de la pâtisserie Védie, à Illiers (mais que penser alors de l'autre pâtisserie, de l'autre côté de la rue, qui affirme également être la véridique dépositaire des " madeleines de Tante Léonie " ?Déjà la mémoire bifurque). Pour moi, c'est un personnage de Hitchcock. L'héroïne deVertigo. Et je reconnais que c'est peut-être forcer la note que de voir dans le choix de ce prénom, à l'orée d'une histoire qui est essentiellement celle d'un homme à la recherche d'un temps perdu, une intention du scénariste, mais peu importe,les coïncidences sont les pseudonymes de la grâce pour ceux qui ne savent pas la reconnaître.**" [C'est moi qui souligne]

Bifurcation(s)

"L'on y déambule à sa guise, en ouvrant des recoins secrets infinis. L'entrée dans "Mémoire" advient ainsi sous le patronage de photographies diffractées de Proust et de Hitchcock au-dessus de la question "Qu'est-ce qu'une madeleine ?", avant que l'une des bifurcations possibles ne nous propose de voyager dans la mémoire "à la façon Plume", le personnage poétique inventé par Henri Michaux. Dans ce CD-Rom se trouve cachée l'une des plus belles images palimpsestes qui soit, quand du texte est apposé sur le célèbre photogramme de Vertigo, composé de l'oeil-spirale, parfaite incarnation du travail de Chris Marker."

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