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Le brigand au tea-room

Publié le 30 novembre 2018 par Jlk

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(Robert Walser)

On lit Walser dans un tea-room comme on cheminerait dans une prairie lustrale bordée d’abîmes, avec un mélange de bonheur souriant et d’irrépressible angoisse. C’est que le noir à lèvres de la trop jolie serveuse, là-bas, lui fait une gueule de poupée fatale. On pense aux putes peintes aux auras de saintes de Louis Soutter. C’est à la fois doux et fou, accueillant et vertigineux, gentiment atroce.

Il est possible au tea-room, avec son thé crème, de consommer un Weggli, ou bien un Stangeli, un Ringli ou un Gipfeli. Après qu’on a dit : « Merci bien » à la serveuse, elle répond : « service ». On lui donnerait un bec ou on l’étranglerait : c’est la Suisse.

Le poète, en lisant le journal et ses accablantes dernières nouvelles, songe au réconfort de la nature innocente.
« Comme l’ombre des arbres nous fait du bien », remarque-t-il avant de se rappeler tel paysage « hölderlinement clair et beau ».

S’il était normal il se dirait : « Cette sommelière me fixe, donc je vais lui faire une révérence ». Mais son amour est trop grand pour ce cliché de roman-photo.

« L’amour est quelque chose d’absolument indépendant », griffonne-t-il en pattes de mouches. Et à un docteur il s’exclamera : « Ma maladie, si je peux appeler ainsi mon état, consiste peut-être en un excès d’amour. »

Pourtant, cet amour, le poète ne semble capable de le « faire » que par les mots. Bien entendu, les dames du tea-room le pressent de se marier avec telle Fräulein Wanda, ou telle Edith, telle Selma, et qu’il publie enfin un livre positif.

Le poète voudrait bien faire plaisir («une jolie conduite nous rend jolis ») à cette « foule de manteaux de dames ». Hélas il ne peut qu’ironiser : « Le mieux c’est que j’aie un enfant et que je le présente à une maison d’édition, qui ne pourra guère le refuser. »

Or cet indéniable vacillement n’empêche pas son art de la narration digressive de faire merveille, à l’enseigne d’une lucidité souvent fulgurante et jamais démentie par la suite d’ailleurs, comme l’attestent les propos recueillis par Carl Seelig lors de leurs fameuses promenades.

Publier un enfant, choyer un livre d’un tendre bout de crayon argenté, dérober à mesdames et messieurs leurs beaux pensers et sentiments (le brigand, double du narrateur, pique ses idées aux romans à quatre sous des kiosques) pour les aligner sur papier couché comme une bruissante foule de lilliputiens hiéroglyphique de deux millimètres de haut : c’est à cela que s’emploie Robert Walser à l’été 1925, quand il écrit Le brigand.

Si les dames du tea-room en avaient seulement connaissance, le drôle aurait encore droit à leur considération de forme : son recueil La rose vient de paraître à Berlin chez Rowohlt, et les meilleurs auteurs du moment (de Musil à Hesse, puis de Kafka à Walter Benjamin) lui tressent des couronnes.

En outre il aligne, en ces années, un nombre conséquent de proses (plus de 500 de 1924 à 1928) qu’on lui prend encore un peu partout, de Berlin à Prague, ou de Berne à Vienne.

En 1925, il écrit : « Un temps on me tenait pour fou, et disait tout haut quand je passais sous nos arcades : « Il faut le mettre à l’asile », comme si le mal était conjuré.

Cependant divers signes préludent à un effondrement que les gens raisonnables (notamment les directeurs de journaux abrutis de nazisme) contribueront à précipiter.

La suite est biographique : de nouvelles crises, l’internement à la Waldau de 1929 à 1933, puis à Herisau de 1933 à 1956 où, le jour de Noël, on retrouve le corps du poète sans vie dans la neige, reproduisant la scène d’un sien roman de jeunesse...

Plus que de l’art brut, dont on croit savoir ce qu’il est, Le brigand désorientera les gens par trop raisonnables, mais pour peu que vous ayez en vous de la graine d’enfant ou un soupçon de folie, lisez ce livre tissé de fantaisie et de lyrisme mélancolique. Les vingt-quatre feuillets micro- graphiés qui le constituent, que Carl Seelig imaginait un objet relevant
précisément de « l’art des fous », se distinguent cependant absolument de celui-ci : il n’est que de comparer sa cohérence formelle et sa pénétration d’esprit au délire autiste d’un Adolf Wöffli, par exemple.

Sans outrance, l’on peut classer Le brigand, inédit du vivant de l’auteur puisqu’il ne fut déchiffré qu’en 1972, parmi les textes majeurs de Robert Walser. L’on y chemine, en longeant la rumeur noire des gouffres, comme dans un jardin candide où retentirait la plus pure musique.

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