La planète a vécu plus de quatre milliards d'années sans l'humanité, elle se passera aisément de nous, de cette espèce invasive qui s'arroge tous les droits et court à sa perte malgré sa puissante intelligence. L'atmosphère dégradée, les sols stérilisés, la biodiversité amoindrie, la planète s'en accommodera et au fil du temps en effacera les stigmates. Mais nous ne serons plus là, ou en tout cas l'humanité ne sera peut-être plus que l'ombre d'elle-même, une promesse gâchée, un pari perdu.
A moins que...
Mais je ne veux pas aujourd'hui parler des motifs d'espoir (il en existe), je voudrais évoquer quelqu'un dont je n'ai jamais parlé jusqu'ici, qui est mort maintenant depuis longtemps, mais dont je m'aperçois qu'il fut un jalon crucial dans mon existence. Ce fut comme une comète passant dans le ciel de mon adolescence. Il s'appelait Pierre Mandraud* et il était juge pour enfants, si mon souvenir est exact. Oncle de mes cousines du côté maternel, sur l'autre branche, je l'avais croisé brièvement au hasard des visites familiales, après l'accident de voiture mortel de mes deux grands-parents qui avait précipité notre retour dans l'Indre. C'est lors du mariage de l'une de ces cousines, dont le repas se déroulait au Relais de la Marche à Aigurande, que nous eûmes vraiment l'occasion de converser plus longuement. A plus de quarante ans de distance, je ne puis bien sûr reconstituer nos propos, mais ce dont je suis certain c'est que Pierre Mandraud me parla ce jour-là, non pas comme un adulte s'adresse généralement à un adolescent, mais comme à un pair, un homme capable de penser à sa hauteur, et l'impression que cela m'a laissé fut inoubliable. Je suis véritablement entré en philosophie à cet instant, car si je suis incapable de redonner le détail de nos échanges, je sais que nous abordâmes les questions les plus essentielles, et au nombre desquelles - cela peut paraître fou ou prétentieux, mais c'est ainsi - la question du destin de l'homme et de la planète. Oui, déjà, il y a plus de quatre décennies. Et si je me souviens au moins d'une chose c'est de cette idée - qui n'est certes pas originale mais qui s'incarnait puissamment dans cet instant - que l'homme était immensément minuscule, qu'il était un fétu dans l'infini, et que la planète roulerait encore longtemps après sa mort personnelle et celle de l'espèce. Ce recul radical sur l'existence, c'est cet homme qui me l'a donné. Et cela dans le cadre d'une fête de famille, au milieu du brouhaha des convives et de l'entrechoquement des verres et des rires.
Il me semble encore percevoir la sensation chaleureuse d'une connivence entre nous deux, l'adulte bien en place dans la société et l'ado inquiet, oui, j'avais éprouvé peut-être pour la première fois le plaisir intense de la communion intellectuelle. Je m'aperçois que j'ai gardé cela pour moi jusqu'à ce jour - ce n'est qu'à l'occasion de cette petite réflexion sur le devenir de notre planète que ce souvenir a ressurgi, avec le désir de rendre hommage à un merveilleux passeur de la pensée.
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* Il est aussi le père de la comédienne Laure Mandraud, qui a fondé à Tours la compagnie Prométhéâtre. A toi aussi, Laure, toute mon amitié.