Cécile A. Holdban, Toucher terre par Angèle Paoli

Publié le 03 décembre 2018 par Angèle Paoli

" C'EST LE VENT QUI NOUS MEUT "

" I l y a des pierres dans sa langue, de l'eau et des cailloux. " Il y a aussi des oiseaux, beaucoup d'oiseaux, des fleurs, des étoiles et des papillons, la nature entière, mer et cosmos. Et la terre et les saisons. Il y a de l'aile et de l'eau dans son nom, l'O d'Ophélie, l'O du sommeil et l'O de l'oubli.

" Au commencement était l'O de mon nom

une aurore liquide jaillissant de la nuit

l'ovale encerclé de mon visage

émergeant de l'eau. "

L'O qui surgit ici, au détour d'un poème, c'est celui de la poète Cécile A. Holdban. La terre que le regard foule et l'esprit qui la traverse, c'est la terre poétique de son dernier recueil. Toucher terre. Pour accompagner ce titre, la poète a choisi un détail d'un dessin de Nicolas Dieterlé : Pays secret de poésie. Le paysage, de montagne et d'arbres baignés de lumière, est traversé par un cycliste aérien et solitaire courbé sur son vélocipède. À la fois malicieuse et inattendue, l'illustration de la première de couverture fait sourire. Et intrigue. Sans doute parce qu'elle renvoie le lecteur à l'enfance, à la magie qui parfois s'en dégage encore, par le détour de la mémoire, au monde onirique qui la nimbe. Elle renvoie aussi à l'univers propre de la poète et au lien étroit qu'elle revendique avec le poète Nicolas Dieterlé.

Mais l'enfance de la narratrice-poète est loin désormais. Il ne reste de ce temps que les ritournelles de quelque comptine, d'un air ancien, le souvenir d'une " robe bleue pendue à un cintre ". Elle est ce qui " demeure " dans la mémoire d'un passé heureux et que l'eau tremblée du miroir ne peut ramener à la surface. La vie depuis longtemps a changé de sens, changé d'espace. Partout autour de soi des murs se sont dressés. La nuit est devenue " une soupe épaisse tournant autour du gouffre ". Nul ne sait d'où vient le mal. Le fait est qu'il est à l'œuvre. La mort engendre la mort. Et les " corps sont des corps vides qui demeurent et nourrissent une terre lourde de ses ombres ". Le passé semblait pourtant devoir durer toujours, ayant précieusement gardé secrètes ses promesses de bonheur.

" Nous avions des mains fraîches au logis

des mains pleines de mémoire

des mains pleines de saisons.

C'est un mal qui nous rend invisible. "

S'ouvre ainsi le recueil Toucher terre, sur un monde dévasté. La présence quasi contiguë d'un poème de Paul Celan (extrait de Grille de parole), fournit la clé de l'alphabet muet auquel poète et lecteur se trouvent confrontés :

" Est venu, venu.

Est venu un mot, est venu,

est venu par la nuit,

voulait luire, voulait luire. "

Les liens de Cécile A. Holdban avec le monde de la poésie sont nombreux. Cécile est une authentique lectrice de poésie. Elle est aussi une traductrice. Un aspect de son travail qui n'est pas négligeable. Certains poèmes qu'elle a traduits - hongrois et américains - avoisinent ici ses propres poèmes. Ainsi établit-elle des parentés explicites avec les poètes qu'elle côtoie, qu'elle fréquente et qu'elle aime. Howard McCord, Linda Pastan, Janos Pilinszky, Sándor Weöers dont elle s'inspire pour créer, en écho au sien, son propre poème " Xénie ". D'autres poètes surgissent sous sa plume. Alejandra Pizarnik, Edgar Poe, dont les vers apparaissent en italiques. Des emprunts, qui appartiennent désormais à chacun d'entre nous, se glissent parfois à l'improviste dans le poème. Ainsi ces quatre vers parmi lesquels le lecteur reconnaît le titre d'un ouvrage de Christian Bobin :

" pourtant nous durons

dans cette obstination à chercher

l'étincelle, la part

manquante. "

D'autres fois, certains vers en italiques ne sont pas identifiables. Sans doute s'agit-il de traductions inédites à partir de comptines hongroises ou de poèmes puisés à la source originelle de la poète : la Hongrie.

" Le sud n'est rien, elle est fille de l'est, des Pâques et des septentrions.

Les oiseaux de ses mains rappellent la clarté et le froid de l'enfance. "

écrit la poète dans " Le figuier " ( in " Voix ").

Quant à l'épigraphe qui ouvre la section " Labyrinthe ", il est emprunté au poète et ami Jean-Pierre Chambon. Le lecteur en retrouve un écho dans le poème À travers ( in IV, " Toucher terre ") :

" on frotte ses paumes contre le miroitement des glaces

en espérant les traverser ".

La présence d'Arthur Rimbaud se révèle essentielle. Suivant le chemin de son aîné, Cécile A. Holdban se veut voyante. Dans un monde labyrinthique devenu illisible, un monde hérissé de murs, où la mort l'emporte sur le vivant, il y a grande nécessité à ouvrir les yeux et à percer les ombres :

" on doit tenir droit

les mots nous guident. Il faut y planter les ongles

si on ne voit pas au-delà

des yeux. " (in L'alphabet, I, " Labyrinthe ")

Plus loin, dans le poème intitulé L'O, la poète, Ophélie rimbaldienne, écrit :

" Diapason : dans le ciel un vaisseau

soulève, précis, la paupière du monde

dans sa mue, devenus voyants

nous observons en silence

déchiffrons les strates du visible

nos doigts tremblent

devinant les traces à demi effacées

de la blessure d'eau. "

Enfin survient le titre - C'est la mer allée avec le soleil -, en écho à Rimbaud et à son poème " L'Éternité " ( in " Demeure ", II).

Se faire voyant est nécessité, car la fêlure est profonde qui brise l'équilibre originel, et la folie guette. Mais se faire voyant n'est pas simple. Voir clair dans l'opacité qui englobe le monde est chose malaisée, car " illusion et vérité sont structure et moelle d'un même paysage. ". Aux augures de jadis, la poète oppose sa lucidité et s'adresse cette injonction :

" Sois l'espace entier, la fenêtre où voir est sans limite. "

Et d'ajouter ce vers :

" L'horizon : on le mesure à ce qui tremble

Par-delà les lignes possibles. Le temple est transparent. " ( in Templum, " Voix ", III)

Parfois un simple geste suffit, qui joue comme une respiration :

" Les yeux clairs

elle se lève pour regarder le temps

frapper à la fenêtre "

Ce geste simple, le lecteur le retrouve dans le très beau poème final, ce " Toucher terre " qui donne son titre au recueil :

" Toucher terre lentement, à l'abri des sous-bois,

des cyclamens mauves, des lianes de ronces

les flammes des bruants voletant

entre l'ombre des haies

simplement toucher terre ".

Poème après poème, la poète s'exerce à redonner vie au langage. Il y a en elle quelque chose de Déméter :

" je te sème de mes doigts d'équinoxe.

Je te disperse ".

Il faut, selon la poète, délivrer les mots des gangues qui les enserrent ; il faut se désencombrer ; ouvrir grand l'espace mémoriel ; accepter de désenclaver la langue. Jusqu'à " divaguer la mer et l'inverser ". C'est le conseil que la poète adresse au prophète Jonas. Pourtant, même si le regard s'exerce à considérer l'envers du monde, le labyrinthe ne cède pas. Qui brouille jusqu'au silence. La poète persiste malgré tout à penser et à croire que " quelque chose résiste encore ", que demeurent les choses simples :

" Rondeur du fruit

lustre d'une feuille

volupté de l'espace

le ruissellement de l'eau et le vent dans les branches

qui les délivrent. "

Mais qui est donc la poète Cécile A. Holdban ? Au détour d'un quatrain apparaît une très belle définition ; une définition qui se décline en exact contrepoint à Jonas :

" berger sans bâton ni carte

je marche en moi-même

pour puiser ce qui me constitue

sans l'aide du miroir ".

Elle est aussi ce vaisseau clair qui ouvre devant lui/devant elle des espaces infinis. Invisibles et insaisissables. Des espaces de beauté pure. Comme le sont ces trois vers. Magnifiques :

" Ce ne sont pas les pierres

Ni les os qui demeurent,

C'est le vent qui nous meut. "

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli