Laure Gauthier, Je neige (entre les mots de villon) par Angèle Paoli

Publié le 10 décembre 2018 par Angèle Paoli

" PARTIR DANS LA LANGUE POUR SE DÉPARTIR "

L e titre-diptyque du recueil de Laure Gauthier - Je neige (entre les mots de villon) - renvoie aux deux panneaux qui constituent ce recueil. La question qui se pose d'emblée, avant même que d'ouvrir le livre, est celle du lien qui unit l'un à l'autre. L'un et l'autre. L'insert entre parenthèses " (entre les mots de villon) " n'est-il qu'un ajout servant à expliciter le syntagme premier ? Ou bien en est-il un complément autonome ? Si tel est le cas, qui est le " Je " ? Quel est son propos ? Et quel est son jeu ?

L'image que m'évoque le verbe " neige " est une image de légèreté, celle de la presque inconsistance du flocon. La parenthèse, elle, suggère l'idée d'un mouvement, de l'extérieur vers l'intérieur ; une circulation feutrée entre les mots. Feutrée ? Voire ! La suite le dira. Les mots ? Ceux de Villon. " Je " et " Villon " se trouvent l'un en tout début de titre, l'autre en clôture. Le jeu qui se noue au cœur de cette construction semble s'établir entre la poète Laure Gauthier et le poète François Villon.

À feuilleter l'ouvrage, je sais que l'un et l'autre panneaux de ce livre-diptyque se complètent tout en se distinguant. " Je neige " constitue un ensemble interligné - poème ou scène de pièce de théâtre - dans lequel les lignes de blancs ont une fonction de respiration et de pause. Et la présence successive des mentions en gras joue le rôle de didascalies. Bien entendu, le lecteur pense également à une partition musicale. Jusqu'à " l'Auberge final " où s'échangent les voix 1 et 2. Avec, en répons de clôture, la voix de Villon. Le second panneau du diptyque est un texte en prose composé au carré, les blocs de paragraphes étant annoncés par des intertitres. Est-ce un essai ? Peut-être, mais un essai à contre-courant, comme il appert dès l'incipit. Il n'est qu'à lire les infinitifs qui disent le projet :


" Dire les mots absents de la poésie de Villon, parler depuis les interstices entre ses mots.

S'enfoncer dans la béance

Faire entendre ce qui reste quand on met à terre les poèmes. Le mouvement qui ondoie sous les mots, ou juste avant les mots. Cette impulsion d'écrire qui a été la sienne.

Ressaisir l'ondulation entre la vie du poète et son œuvre [...] Dire le devenir poème ".

Un peu plus loin viennent les conseils sur les écueils à éviter :

" Ne pas redire plus mal les ballades, poser à terre les biographies et les archives. " Ne pas retomber dans le piège " Villon guimauve, Villon excrément, Villon souillé ". " Mais plutôt chercher la neige avant la neige ".

" C'est ça l'idée ", et c'est ce projet-là que la poète traque dans la première partie de son livre. S'insinuer entre les mots de Villon, le faire " polyphoner " à travers voix afin de mettre en résonance la vie avec l'œuvre sans que l'une obscurcisse l'autre, toujours en maintenant la tension qui circule de l'une à l'autre. Ondulations et mouvements qui prennent appui sur les écarts, les absences, les trous et omissions.

Soudain je m'interroge. Je vois quelque chose de paradoxal dans mon entreprise, celle qui me conduit à venir superposer mes propres mots (mais lesquels ?) sur ceux de Laure Gauthier ; qui elle, de son côté, infiltre sa voix par-dessous les voix, démultipliées, du poète :

" trois voix,

peut-être quatre,

celles de françois villon, des autres, de ses autres ".

Que vais-je pouvoir dire ? Quelle est ma place ? Où ? Quelle doit être ma posture ? Gloser sur la bio-graphie du poète est exclu. Gloser sur les mots de Laure Gauthier n'est pas davantage satisfaisant et pourrait relever de la paraphrase ou de l'imposture. Comment expliciter mieux qu'elle ne le fait elle-même ce qu'elle développe excellemment dans la seconde partie de Je neige : " (entre les mots de villon) ". Où me glisser ? Entre les mots, sans doute, mais lesquels et surtout comment ?

L'objet du livre de Laure Gauthier est de se glisser sous la langue de François Villon. De faire résonner ce qui meut le poète, pris entre le tourbillon de sa vie et le mouvement impétueux de ses mots. Saisir ce mouvement, ce passage des actes à l'œuvre. La neige avant la neige. Avant qu'elle ne se forme et ne tombe. Comment s'y prendre ? Surtout ne pas combler les trous. Ne pas remplacer les blancs par des commentaires et des notices. Éviter cet écueil-là. Ne pas faire du Jean Teulé. S'en tenir le plus éloigné possible. Mais que fais-je pourtant d'autre que d'ajouter des commentaires à ce qui existe déjà ? Y compris en glosant sur ce que la poète elle-même rejette de son côté ?

Revenir à l'essentiel. Et s'y tenir. Essentiel qui est : Je neige. Cet essentiel-là est un défi. Qui s'inscrit dans l'exact prolongement du précédent recueil - Kaspar de pierre. L'objet poursuivi par la poète est le même. Avec une radicalité plus grande encore. Ne pas lagardiser. Dynamiter tout le fatras biographique qui obscurcit le texte lui-même, son phrasé, son inventivité, sa fantaisie, la multiplicité des formes explorées, sa richesse, son originalité :

" laisser bruisser le mouvement

entre

les mots "

dit la voix de villon

ou encore, disent les " Voix autres " :

" Entre les mots se passe ma vie blanche,

qui charrie quelques glissades hors du chemin ".

Les voix qui interviennent rendent compte de ce travail de réduction ; voix anonymes parfois condensées dans un " haha " ou un " héhé " ; se contentent de dialoguer en se renvoyant la balle par aphorismes interposés :

" Mais celui qui perd, perd tout. "

Et la Voix 4 de rebondir :

" Le perdant et le gagnant au jeu ont le même gibet ".

Lorsqu'elles se retrouvent toutes ensemble, les voix miment le " jargon " de certaines ballades de Villon, ce qui conduit à entendre une discordance facétieuse, impénétrable aux non-initiés et à tous ceux qui n'entendent goutte aux jongleries villonesques :

" Prince glaïeul aux ances roncies

Crocheter la glotte

Pour la poe du soufflant

Et frappées en hurterie

Au signe je plante du blanc

Dans ma turterie ".

À ces voix se mêlent les voix de Villon et sans doute aussi celle(s) de la poète. La première occurrence de la voix de Laure Gauthier se situe dans le paratexte de la dédicace adressée à ses " plus que parents " (Jacques Gauthier-Brenet et Maya Gauthier-Paintault), en écho explicite au huitain LXXXVII du Testament :

" Item, et à mon plus que père,

Maître Guillaume de Villon ".

La poète est également présente sous d'autres semblances. Ainsi apparaît-elle dès l'ouverture de Je neige, reconnaissable dans la longue itération des consonnes à l'intérieur d'un même mot - " m'étouffffffe " ou " enrrracinée ", procédé stylistique qu'elle avait employé dans Kaspar de pierre. On la retrouve encore dans son emploi d'anachronismes : " Jamais d'Abyssinie " - allusion à l'exil de Rimbaud en parallèle à ceux de Villon ; ou avec les " Chansons de la Madelon ".

Quant à Villon, il est présent sous les voix qui s'entrecroisent et derrière les mots qui le caractérisent. Taverne / amour / cloître / sorbonne / gibet / meurtre / exil / banni / coups et cloches... qui sont les pièces du puzzle des faits et actes de sa vie. Mais le poète se fait entendre dans maintes références à son écriture et à son travail poétique, comme c'est le cas dans cette strophe :

" écrire, c'est vous faire croire au refrain

à la rose

votre devenir rondeau

Mais

si je vous endors de strophes

Et vous caresse d'images

dans le dernier vers

je vous mets le nez dans l'usage ".

On retrouve la pensée de Villon, comme ce qui a façonné son œuvre, dans les propos de révoltes estudiantines tenus par la voix 1 :

" Du fer, de la couleur, ça bouge dans les rues

secoue le cocotier du sens commun

Une jarretelle au-dessus de l'équarrissoir

Un chapeau pour annoncer le pain du boulanger

Faux hiéroglyphe tagué sur la syntaxe des rues

L'ordre des choses hoquette ".

Visionnaire, Laure Gauthier, au moment où elle compose sa polyphonie-Villon ? Contestataire, en tout cas. Comme le poète. Ou comme ses comparses. Ainsi le sous-entendent les dires de la voix 1, à nouveau :

" on est tous des enfants jetés avant l'eau du bain

alors faire déraper les virgules, déraisonner,

distribuer ce qu'on n'a pas avant de perdre ce que l'on est

vider la phrase de son sang avant qu'ils ne l'attrapent

Mes méchouis de lettres ! ".

Alors, oui, Laure Gauthier le dit elle-même : elle s'engouffre dans les blancs de Villon qu'elle met en branle pour que s'entendent ses doutes et sa colère, comme les " pas de côté " de Villon continuent de les faire sourdre à nos oreilles. Il y a une même hauteur de diapason entre " dire et écrire " et " écrire et dire ". Une semblable obsession qui se réalise dans l'enharmonie de l'inachèvement. " Dire le devenir poème ". Et pour parvenir à cet extrême : " Partir dans la langue pour se départir ". Un pari, ô combien difficile et ambitieux, mais idéalement abouti. Avec, en prime, le plaisir exaltant de re-découvrir, entre rires et larmes, la belle langue de Maître François.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli