Concours de nouvelles Femmes d'aujourd'hui - les "perdants" (1) : Les mariés de la Piazza Navona

Publié le 10 juillet 2008 par Anaïs Valente


Comme l'an dernier, je publierai chaque jeudi d'été les nouvelles "perdantes" du concours Femmes d'Aujourd'hui, étant moi-même, of course, une perdante... Première nouvelle proposée par Louis Huwart.  Bonne lecture. 

J’étais amoureux de Rome avant de l’avoir connue. Et ce n’était pas sans raison. Fils unique et docile, issu de parents latinistes à l’excès, il aurait pu m’arriver de croire qu’une louve romaine m’avait un jour allaité. Cette remarque n’intéressera sans doute qu’un disciple de Freud. Il me suffira de préciser ici que la maison familiale regorgeait de livres sur Rome, livres précieux ou discrets, rivalisant d’illustrations éblouissantes qui m’ont charmé dès mon enfance. Et que dire alors des exégèses savantes et passionnées que m’offraient régulièrement mes père et mère sur ce même sujet !

Cette fascination de mes parents était d’une telle intensité que j’ai gardé, jusqu’à maintenant, le souvenir de ce matin du dimanche 4 juin 1944 où Radio Londres annonça que les troupes alliées étaient entrées dans Rome. Quel émoi parmi mes proches !

- J’espère qu’il n’y aura pas de combat ! s’était écrié mon père. Qu’ils n’abîment pas la ville !

- Et pourvu que la piazza Navona soit sauve ! avait précisé ma mère.

Une angoisse intolérable régna dans la maison jusqu’à la soirée. On apprit alors que l’adversaire avait abandonné les lieux. Et Rome ne fut pas détruite. Les circonstances empêchèrent de fêter l’événement comme il l’aurait mérité. Mais les sentiments profonds sont à même de s’exprimer sans apparat.

Dans cette ambiance, pour certains proche de l’idolâtrie, il n’est pas étonnant que le premier voyage qui me fut accordé, à la fin de mes études, comprenait un séjour à Rome. C’était en 1949. J’avais 23 ans. A cette époque, l’Italie s’efforçait encore de se réorganiser et les Papes portaient des noms d’oiseaux, me fit remarquer mon père, qui était du genre mécréant. Il avait ajouté :

- Tu verras. Je suis certain qu’il n’y aura jamais de Pie XIII. Ces Papes sont bien trop superstitieux. Ce chiffre porterait malheur.

Et l’avenir allait lui donner raison.

J’ai passé 7 jours à Rome. Auparavant, j’ai lu et relu une bonne part du contenu romain de notre bibliothèque. Pour éviter un éparpillement néfaste, mon père me conseilla de choisir une époque précise et une discipline.Comme mes parents avaient toujours marqué une prédilection pour Gian Lorenzo Bernini, ce fut la sculpture baroque qui s’imposa.

Installé à Rome, je n’avais plus qu’à concrétiser ce que les livres m’avaient appris. Et,dèsle début de ma visite, ce fut un émerveillement. Le syndrome de Stendhal n’était pas encore répertorié en ce temps-là. J’ai pu donc y échapper, malgré l’émotion ressentie.

Le programme de mon voyage avait été parfaitement mis au point. Le premier jour était consacré à une promenade impromptue qui me fit déambuler, en flânant, à travers cette ville chaude et lumineuse. Je ne pus me lasser de ce musée de plein air où se multipliaient les façades de marbre deséglises et tous ces palais couleur ocre, rougis par le soleil sous le bleu profond du ciel.

Mais il fallait en venir au Bernin. Pour rien au monde, je n’aurais renoncé aux recommandations familiales. Le Bernin en était l’élément essentiel, même si mon père ne manquait pas, sur ce sujet, de rappeler le destin tragique de Borromini pour lequel il éprouvait plus que de la sympathie. Mais il fallait faire un choix et Bernini avait mieux géré sa destinée que son rival. Mon père avait ajouté :

- Va voir la façade parfaitement incurvée de San Carlino, et compare-la à Saint-André-au-Quirinal. Tu pourras constater, sur place, la désaffection imposée à Borromini, qui ne manquait pourtant ni de grâce, ni de légèreté et qui a autant révolutionné l’art que Bernini.

Mais Bernini l’emportait. Et j’avais accepté de le rencontrer d’abord à la Galleria Borghese.

- Écoute-moi bien, mon fils. Quand tu te trouveras à la Galleria Borghese, tu prendras d’abord le temps d’admirer la façade avec ses sculptures anciennes, puis tu iras à la Salle des Empereurs, au rez-de-chaussée. Là, tu pourras commencer à analyser des œuvres de Bernini.

J’acquiesçai sans problème à cet itinéraire, parce que je m’étais trouvé en réalité un autre objectif, objectif non avoué et peut-être non avouable. J’étais arrivé à un âge nubile. Et depuis longtemps mes rêves étaient meublés par une illustration où figurait la statue de Pauline Bonaparte, telle que Canova l’avait représentée, c’est-à-dire en Vénus nue et victorieuse. Et cette statue se trouvait à ce même rez-de-chaussée de la Galleria Borghese, mais dans la première salle à droite, la salle 1. Je ne risquais pas de l’oublier.

Et je suis allé à la Galleria Borghese. Et j’ai vu Pauline Bonaparte, épouse Borghese. Que cette femme pouvait être belle ! Elle avait la perfection d’une statue antique. Je l’ai contemplée, j’ai étudié son visage raffiné très longuement avant d’oser la contourner pour admirer la chute de reins troublante avec son drapé que l’on ne pouvait que souhaiter froisser. Cette œuvrenéoclassique de Canova, si parfaite et si paisible, occulta, pour moi, les réalisations tumultueuses de Bernini. Seuls les doigts grossiers de Pluton, appuyés sur les flancs lisses de Proserpine, réussirent à retenir mon attention. Ah, cette Pauline Bonaparte !

Mais il fallait aller ailleurs. L’étape suivante de mon programme n’était pas non plus sans intérêt, selon mon père, malgré les réserves de ma mère. Il s’agissait d’aller voir“ L’extase de Sainte Thérèse d’Avila ”, autre œuvre de Bernini, cette fois à Sainte Marie de la Victoire. Mon père laïque l’intitulait : “ L’orgasme extatique de Thérèse d’Avila ”. Il voulait ainsi mettre en exergue l’érotisme dissimulé sous le sacré apparent. C’était un sujet débattu depuis longtemps. Je savais qu’Hyppolite Taine s’y attardait déjà dans son “ Voyage en Italie ”.Et les psychanalystes d’aujourd’hui en débattent encore.

- Je ne pourrai jamais garantir la virginité de cette Thérèse, avançait mon père. Peut-on m’expliquer comment elle a pu écrire ce texte dans son autobiographie. Il récitait alors d’une voix grave cet extrait d’un livre qu’il possédait :

- Thérèse écrit : “ Je voyais un ange, qui tenait à la main un long dard en or, dont l’extrémité en fer portait un peu de feu. Il me semblait qu’il me l’enfonçait jusqu’aux entrailles. En le retirant, on aurait dit que ce fer emportait tout avec lui et me laissait embrasée. La douleur était si vive qu’elle m’arrachait des gémissements. Mais la suavité causée par ce tourment incomparable est si excessive que l’âme ne peut en désirer la fin ”. Et le reste est du même ordre.

Mon père concédait cependant à ma mère que ce débat sur l’érotisation ou non du mysticisme ne serait jamais clos. En plus, il avait une réserve à émettre : Bernini avait théâtralisé l’ensemble de la scène en représentant, dans deux corniches en vis-à-vis, huit notables qui assistaient à l’extase en la commentant à grands renforts de gestes. Et au premier rang de ces notables, figurait bien sûr le commanditaire de l’oeuvre. Ce voyeurisme le gênait.

A proprement parler, je ne fus pas déçu dans cette église. L’intensité dramatique de la composition ne me laissa pas insensible. Bernini y faisait vraiment preuve de la maîtrise de son art, mais les charmes de Pauline Bonaparte continuaient à me paraître plus facilement palpables, pour ne pas dire plus à la portée de la main.

Autre étape obligée de mon séjour à Rome : les fontaines. Je devais me rendre à la piazza Navona et j’ai passé une journée entière sur cette place. L’exubérance expressive de Bernini et de ses énormes colosses nus symbolisant les quatre fleuves des quatre continents me subjuguèrent. Le visage apaisé et mélancolique du Gange, couronné de lauriers, me retint longtemps.

La fontaine du Maure avec son “ éthiopien ” luttant contre un dauphin m’impressionna moins. Je me contentai d’apprécier, là, les divers tritons soufflant dans leur doubles cornes d’abondance.

Quant à la troisième fontaine, située àl'extrémité nord de la place, avec son bassin maniériste où un Neptune vigoureux lutte contre une pieuvre, elle n’était pas de Bernini, mais je l’ai aimée pour ces néréides séduisantes qui voisinaient avec des chevaux marins montés par des nourrissons joufflus.

Le lendemain de cette journée passée à la piazza Navona, j’ai voulu retrouver certains détails qui m’interpellaient. Et c’est alors au pied de la fontaine de Neptune qu’un miracle se produisit. L’apparition était là devant moi, négligemment assise sur la barre de fer qui entourait la vasque. Je crus, en un instant fulgurant, constater une réincarnation de Pauline Bonapartee. C’était le même visage aux traits réguliers, légèrement languissants, et la même chevelure torsadée, enroulée au-dessus de la nuque. C’était la même pureté de profil jusqu’au menton affiné, avec en plus un teint foncé de méditerranéenne aux yeux sombres et à la coiffure de jais. Et comme Pauline Borghese, elle tenait une pomme à la main. Je ne pus résister. Je m’approchai pour oser direà cette jeune personne :

- Buongiorno, Signorina, lei è molto graziosa. Vorrei sposarla.

Elle eut un sourire engageant. J’en conclus que je ne l’avais pas effarouchée. Mais il se passa un long silence avant que je n’entende sa voix me dire sur un ton chantant :

- Scusi, Signore, mais je ne comprends pas l’italien.

Elle s’exprimait en français, mais un français qui me surprenait un peu.

- Ah, mais vous parlez français ! Votre accent m’intrigue. De quel pays venez-vous ?

- Mais vous parlez français, vous aussi ! Moi, je suis canadienne. Je viens de Montréal. Je suis québécoise. Et vous ?

Elle était tout à faitcharmante et j’étais enchanté.

- Vous ne reconnaissez pas mon accent, non plus ?

- Non, j’entends bien que vous ne parlez pas comme moi, mais je ne suis pas experte en la matière.

- Alors je vais reprendre votre réponse. Je suis belge. Je viens de Liège. Je suis wallon.

- Ah !

Manifestement, ma déclaration ne l’éclairait guère.

- Je vous croyais italienne. Vous en avez toutes les apparences, alors que vous venez d’un pays froid, où l’on parle français.

- Monsieur, ce sontles lois de Mendel.

- Vous connaissez les lois de Mendel?

- Mais oui. Je suis biologiste. Et vous?

Les présentations s’engageaient.

- Moi, je suis depuis peu ingénieur des Ponts et Chaussées.

- Des ponts déchaussés !

Les accents régionaux peuvent susciter des incompréhensions.

- Non, je voulais dire des ponts et des routes.

- Ah ! Je vous avais mal compris parce que j’habite près d’une église de Carmes déchaussés.

- Des Carmes déchaussés ? Figurez-vous que c’est ce que mon père appelle des va-nu-pieds.

Elle n’a pas très bien compris ma plaisanterie.

- Que fait-il votre père ?

- Il est professeur de latin.

- Tiens ! Ma mère enseigne également le latin. Quelle coïncidence. !

Comme je craignais que cette conversation ne s’égare, je revinsrapidement à l’essentiel :

-Mais si vous ne connaissez pas l’italien, vous n’avez pas compris ce que je vous ai dit, quand je vous ai abordé.

- Non , je n’ai rien compris.Qu’avez-vous dit ?

Je retrouvai sans peine mes premiers mots.

- Eh bien, voilà. Je vous disais en italien : “ Bonjour, Mademoiselle. Vous êtes très jolie. Je voudrais vous épouser. ”

Je crois que je devais être écarlate. Elle baissa les yeux. Il s’installa un autre silence qui me parut sans fin. Face à moi, une des néréides de la fontaine, la tête penchée, m’observait par-dessous avec un air moqueur. Je poursuivis sur ma lancée.

- Vous vous prénommez peut-être Pauline ?

- Pauline ? Pourquoi Pauline ?

- Je ne sais pas.

J’ajoutai assez lâchement :

- C’est un prénom qui m’est spontanément venu à l’esprit.

- Je ne m’appelle pas Pauline, mais je m’appelle Thérèse.

J’étais soulagé. Je restais bien dans le cadre de mon voyage.

- Et vous ?

- Moi, c’est Antoine.

C’est à ce moment qu’elle se redressa pour agiter la main droite en s’écriant :

- Hou, hou, Maman ! Hou, hou, je suis là !

Je me retournai et je découvris la maman. J’aurais pu croire que je me trouvais dans un monde totalement irréel. La maman avait le visage et la silhouette d’Anna Magnani. Et je venais de voir, peu avant, le film de Rossellini, “ Rome, ville ouverte ”. Ces canadiennes avaient certainementdes ancêtres italiens.

- Maman, Monsieur que voilà y parle français et y voudrait m’épouser.

Elle éclata de rire, mais la maman ne sourit même pas. J’ai dû me soumettre à un regard de foudre volcanique. J’en étais tout ébranlé. Il me fallut dire :

- Votre fille m’a signalé que vous étiez professeur de latin, Madame. Eh bien, mon père et ma mère enseignent, tous deux, le latin, mais en Belgique, à Liège. Et votre fille est tellement jolie.

J’avais trouvé en partie la parade adéquate. Je vis que les yeux noirs m’agréaient. La bouche épaisse s’entrouvrit.

- Vous avez donc appris le latin, Monsieur.

- Ah oui, bien sûr. Mais cela ne m’a pas empêché de choisir la profession d’ingénieur.

J’évitai cette fois de préciser mes “ ponts et chaussées ”. Il me sembla préférable de jouer la cartede la culture.

- Et non seulement, mes parents m’ont initié très tôt à l’apprentissage du latin, mais ils sont, tous les deux, des amoureux fous de Rome.

Enfin, Anna Magnani me sourit. Je me suis enhardi.

- Nous pourrions, si vous le souhaitez, en parler plus longuement et manger ensemble, ce soir par exemple.

- Ah non, ce soir, ce sera impossible. Nous quittons Rome ce soir. Nous ne pouvons d’ailleurs nous attarder maintenant. Il nous faut rentrer à l’hôtel.

Dans un premier temps, je crus que j’étais importun. mais je ne pus m’empêcher d’insister.

- On peut tout au moins s’échanger nos adresses. Je vous promets que j’écrirai.

Et les adresses respectives se sont échangées. Et j’ai écrit, par après, des lettres régulières et enflammées. Cette Thérèse québécoise prit, pour moi, de plus en plus le visage de Rome. Quelques mois plus tard, je suis allé à Montréal. Et cette amie est venue à Liège, accompagnée de sa mère. Il va sans dire que les parents respectifs s’adorèrent rapidement. Il ne me resta donc plus qu’à épouser Thérèse, sous les auspices du latin et du français, et de Pauline Bonaparte, bien sûr, et de Bernini aussi.

Et toute la famille nous surnomma, pour toujours , “ les mariés de la piazza Navona ”.

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