« Rêvons d’un père Noël terrible, qui ne donnerait que des livres », écrivait un jour André Blanchard que les festivités artificielles et leur débauche de cadeaux mettaient en rogne, mais j’ajouterais volontiers avec le même excellent mauvais esprit : pas n’importe quel livre !
Or ce n’est pas du tout par provocation gratuite, en ces temps de suavité commerciale de commande, que je proposerai quelques livres traitant de nos frères humains confrontés à la guerre, mais parce que les ouvrages en question, par quelques détails bouleversants leur tenant lieu de dénominateur commun, me rappellent ce pauvre vers à coloration évangélique du misérable pochetron débauché que fut Paul Verlaine : « L’espoir lui comme un brin de paille »…
Mièvrerie kitsch de circonstance ? Nullement. Simples sentiments nous ramenant à ce qu’on pourrait dire l’enfance du cœur sans référence obligatoire à telle confession ou à telle culture. Or c’est précisément ces «simples sentiments» que la littérature de tous les temps et de partout filtre à l’enseigne de la ressemblance humaine, tels que je les ai retrouvés dans un magnifique petit roman, dense et intense, paru en 2014 et qui aura été l’une de mes dernières lectures marquantes de 2018.
La révélation apocalyptique des Grands jours
Quel sens cela a-t-il de consacrer, aujourd’hui, un roman à des faits déjà très documentés, alors même que divers chefs-d’œuvre de la littérature, à commencer par Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, ont multiplié les fresques de la Grande Guerre ?
Voilà peut-être ce que se diront celles et ceux qui n’ont pas senti, ce matin, le souffle lustral de la littérature de partout et de tout les temps en ouvrant n’importe où L’Iliade du jeune Homère aux doigts de prose, ou qui tomberaient par hasard sur la phénoménale Marche dans le tunnel de ce bon vieil Henri Michaux, prodigieuse évocation de la guerre à drapeaux.
Or, comme La Fontaine a repris les thèmes de l’antique Ésope, Pierre Mari a revivifié les récits des terrifiantes journées de février 1915 au seul moyen d’une écriture proprement inouïe, au sens de jamais entendue, au fil d’un découpage cinématographique convoquant nos cinq sens (le cinéma peinerait à rendre l’odeur mêlée d’acide et de charogne qui va empester les bois du nord de Verdun) et passant sans cesse du détail zoomé à la vue d’ensemble.
Les grands jours est un poème romanesque épique qui a la précision verbale d’un rapport militaire, autour de quatre personnages infiniment attachants. Le plus tendrement présent est un garçon de vingt ans «vierge de tout» au prénom de Victor et auquel, durant une grande maladie de ses jeunes années, son papa, libraire parisien, fit la lecture des romans très populaires d’un certain Capitaine Danrit, comme il le raconte, en rougissant un peu comme une fillette (c’est comme ça que ses camarades l’ont surnommé sans méchanceté ) au colonel Driant nommé chef des deux bataillons défendant le bois des Caures et ... auteur des romans en question.
Superbe personnage que ce colonel Driant, qui tombera au deuxième jour comme le rapportent les deux autres protagonistes dans leurs carnets respectifs: le lieutenant Simon et le formidable Marc Stéphane engagé volontaire à 46 ans et lui aussi écrivain dont les écrits ont impressionné le fulminant Léon Bloy et qui donne au roman de Pierre Mari sa verve gouailleuse de « grand père » anarchisant.
La guerre des artistes aura-t-elle lieu demain ?
Une scène merveilleuse marque la première partie du roman, quand le colonel Driant, désireux de préparer un beau cimetière à ses hommes, y fait ériger une immense croix de bois de chêne au pied de laquelle il aimerait que se dressât une effigie douce de la Patrie, à laquelle un brave Corio dont on a repéré les talents de sculpteur va travailler avec une jeune fille de la région prénommée Alice.
Survient alors une discussion entre le colonel Driant et le sculpteur, qui donne ceci: «Vous savez, mon colonel, je pense souvent à ma situation. J’essaye de la projeter en grand. On m’a retiré des tranchées, on me fait faire un travail d’art. Imaginez un peu: jour après jour, on découvre un talent dans chaque homme du front. Ce n’est pas une idée en l’air, je vous assure. Vous avez vu ce que certains sont capables de fabriquer avec les fusées d’obus qu’ils ramassent ? Ils travaillent l’aluminium comme des dieux. Ils en font des bagues – j’ai même vu des broches, des bracelets, un bijoutier les achèterait. Alors, supposons. Chaque fois qu’on tombe sur un talent, on l’enlève des lignes, on lui donne de quoi s’exercer. Au bout d’un moment il n’y a presque plus de soldats – il n’y a plus que des artistes, installés dans les villages de cantonnement. Chacun glorifie la patrie à sa façon. Les gens du coin sont réquisitionnés eux aussi, comme Alice. Et de leur côté, les Boches font pareil. Dans les deux camps, on s’escrime à grands coups de beaux-arts. Une surenchère de Muses comme on n’a jamaisvu. Il sort à foison des peintures, des sculptures, des poèmes, des pièces de théâtre » …
En lisant Les grands jours, je me suis rappelé ce passage très émouvant de la Recherche du temps perdu où le Narrateur précise que les seules personnes du roman citées par leur vrai nom sont les Larivière, symbolisant les Français par excellence, loyaux et droits.
Et le nom de Proust m’a fait enjamber d’autres frontières pour me rappeler les conférences du peintre Joseph Czapski à ses camarades polonais détenus au camp soviétique de Griazowietz, au début de la Deuxième guerre mondiale, qui entretenaient leur moral avec tout un programme de causeries (sur l’histoire, la science, l’alpinisme, la nature, la musique, selon les compétences de chacun) pour ne pas déchoir.
Proust contre la déchéance est d’ailleurs le titre des conférences de Joseph Czapski, sauvées des ruines et de l’oubli alors que le peintre, documentant l’archipel du goulag pour la première fois dans son récit de Terre inhumaine, allait jouer un rôle de premier plan dans l’identification des responsables de la mort de quelque 24.000 Polonais sacrifiés sur ordre de Staline...
Les Noëls de l’humaine fraternité
Une autre scène inoubliable du roman de Pierre Mari, au deuxième jour du monstrueux «marmitage» d’artillerie subi par les chasseurs du colonel Driant, est marquée par la reddition en douceur, suggérée à ses hommes encerclés par le sage caporal Stéphane – alors que Robin, le jeune lieutenant inexpérimenté, allait jeter ceux-là au massacre assuré – qui conseille ainsi : «Ce qu’il faut faire, mon lieutenant ? Se montrer courtois s’ils le sont. Sinon, mourir aussi proprement que possible ».
Et de fait, l’officier allemand qui s’adresse aux soldats piégés dans leur abri se montre courtois au possible, leur suggérant de se «déséquiper» et se réjouissant pour eux que la guerre soit finie. Ensuite, Pierre Mari constate avec les yeux de Marc Stéphane sur les Allemands déferlant sur Verdun: «Tous ces hommes sont solides, juvéniles et poupins, beaucoup d’entre eux portent de fines lunettes branchées d’or : ils ressemblent à des savants de bibliothèque mâtinés d’athlètes». Et tous, jeunes Français et Allemands, s’imaginent que demain la paix sera acquise…
L’increvable bonté humaine
Un jour qu’ayant lu Terre inhumaine, autre traversée des cercles infernaux de la guerre et de l’univers concentrationnaire, je m’étonnais, auprès de l’octogénaire Joseph Czapski, qu’il fût resté si vif et curieux, joyeux et poreux, celui-ci me dit comme ça qu’il avait été bien plus malheureux, à vingt ans où l’on vit ses premiers chagrins d’amour, que dans les camps et la tourmente.
Or cela me rappelle, à la veille de Noël, les notes du vieil Ikonnikov, dans Vie et destin de Vassili Grossman, qui fait l’inventaire des gestes de la «petit bonté» individuelle, à ne pas confondre avec les grandes déclarations humanitaires qui n’engagent à rien, et c’est dans cet état d’esprit qu’à l’instant je pense à ce qu’a vu le caporal Stéphane sortant de son trou à rats, avant qu’on apprenne que des 800 hommes de son bataillon il ne restait qu’une trentaine de survivants : « Qui n’a pas vu ça n’a rien vu ».
Et nous verrons le lieutenant Simon sauter de trou en trou jusqu’à l’improbable salut. Et le jeune Victor, qui aura lu en 1929 Ma dernière relève au bois des Caures de Marc Stéphane, se tirera d’affaire lui aussi, en tout cas en apparence, sans rien perdre de son air d’enfant, ni rien oublier de ce qu’il a vu à la vie à la mort…
Or Victor Lerigueur revit par la grâce du livre de Pierre Mari, comme les martyrs de Katyn, dont certains entendirent parler des histoires de comtesses et de pédérastes d’un certain Marcel Proust, continuent de hanter notre mémoire à la veille de ce Noël 2018 - et là nous allons boire ensemble un bon vin chaud avant que le terrible père Noël ne nous tanne avec sa hotte pleine de livres…
Pierre Mari. Les grands jours. Fayard, 2014.
Joseph Czapski. Terre inhumaine. L’Âge d’Homme, 1991. Proust contre la déchéance. Noir sur Blanc, 2012.