Les éditions Martin de Halleux rééditent "Idée", série de bois gravés par l'artiste Frans Masereel, originaire de
Cette bande dessinée muette en noir et blanc, publiée pour la première fois en France en 1920, était tombée dans l'oubli.
Comme son titre l'indique, l'ouvrage de Masereel met en scène LA divinité des Temps modernes, qui a remplacé Dieu en Occident : l'Idée. Même la plupart des derniers croyants et des derniers théologiens ne croient pas tant en dieu qu'ils défendent une "idée de dieu".
On pourrait bâtir des cathédrales modernes à la gloire de l'Idée, d'ailleurs il y en a plein. Brûler des millions d'hérétiques au nom de l'Idée - d'ailleurs c'est déjà fait.
Masereel donne à l'Idée les traits d'une femme, une sorte de déesse ballottée au gré du hasard, mais toujours fière... un peu comme Don Quichotte. Cette créature est accouchée par un homme par la tête (ainsi que Zeus accoucha d'Athéna), un homme que l'on peut supposer un "intellectuel" -et il est vrai que les intellectuels entretiennent avec les femmes les mêmes rapports qu'avec les idées.
Très vite la créature échappe à son démiurge pour vivre une existence autonome, qui n'a rien d'une sinécure. L'idée voyage, elle est tour à tour outragée, puis adulée, communiste, fachiste, capitaliste, catholique, anticléricale, prostituée, pure, emprisonnée puis propulsée aux quatre coins de la terre à l'aide des moyens de communication modernes...
Contrairement à la statue de la Liberté qui barre l'entrée du port de New York et son apparence de brute impavide, l'Idée de Masereel est émouvante et souple, mobile...
Mobile à tel point que, nous dit la préface, "Idée" fit l'objet d'une adaptation en dessin-animé à raison de 24 images par seconde (1934). Malgré la raideur de la technique du bois gravé, le mérite de Masereel est de montrer ici le rapport étroit entre l'idée et le mouvement. Une idée chasse l'autre ; ou faut-il dire qu'elle engendre l'idée contraire ?
Pas sûr que le propos de Masereel soit autobiographique. Il est, certes, d'une époque où les artistes se piquent d'avoir des idées ; mais l'artiste est plus limité par la matière que ne l'est l'intellectuel ou même l'ingénieur, capable parfois de postuler plusieurs univers sans jamais être sorti de son cabinet d'études.
Masereel côtoya de près quelques intellectuels, notamment "pacifistes" comme Romain Rolland. Un siècle plus tard la Paix, comme sa soeur la Liberté, court toujours et tient les hommes en haleine.
Idée, par Frans Masereel (préface de Lola Lafon), éd. Martin de Halleux, 2018.