LE CONTRE-CHANT DES AMANTS
C' est au cœur de la terre, en son sein le plus secret, que s'abrite, intact, le voyage. Le voyage auquel nous sommes conviés dans ces pages est celui de l'amour. Marilyse Leroux en est l'égérie, et la coryphée qui conduit le dialogue poétique avec l'être aimé.
Le Sein de la terre est un très bel ouvrage, superbement accompagné des peintures et aquarelles de Véronique Durruty. L'artiste compose un voyage onirique qui va l'amble avec les poèmes. Pluriel, coloré, léger, aérien. Dansant. L'échange entre les amants se joue sur le fil ténu d'horizons, floraux et végétaux, bercé par le mouvement des vagues et par celui des lèvres et des corps. Chaque page est une découverte. Un arrêt sur image. Un suspens. Poème et dessin alternent ; caractères romains et italiques également. Masculin/féminin. Sous les italiques se tissent les mots de la poète.
La voix est assurée, mais elle est douce. Avec elle renaît l'espoir. D'un ailleurs, d'un autrement. L'autre voix est celle de l'amant que rend inconsolable la perte de la femme aimée. D'un poème à l'autre, la plainte sourd. Elle déroule au fil des pages son long ruban de désarroi. Ainsi dans la complainte ci-après où semblent devenus insaisissables mots et gestes de l'amant et tant perdu :
" Je ne sais plus rien
ton rire n'atteint plus
le lit de la mer
je ne l'entends plus rouler
sur les pentes
la peau de l'eau a changé
ma langue ne la reconnaît plus. "
Et l'amante de répondre par des mots qui ouvrent sur d'autres possibles :
" Il faut partir
sans te détourner du feu
qui consuma nos corps
Ce qui a été vécu
tourne encore
dans les chambres
Autre magie autre rituel
le silence reprend les gestes
dans un autre phrasé. "
Car l'amour est multiple, lui aussi - comme le voyage -, qui va de la passion jusqu'à la dissolution. Il laisse les amants désemparés, chacun cherchant l'autre à son aune. Un " filament " léger continue pourtant de courir de l'un à l'autre, d'unir les amants, par-delà les souffrances de la séparation.
" Une force nous relie
à tout le bleu en dessus ".
À chaque souvenir évoqué dans la mélancolie d'un bien perdu, l'amante répond par des images énigmatiques. À chaque plainte, elle dispense un conseil. Le ton est souvent celui de l'injonction, tendre et confiante :
" Laisse mûrir ta voix
à l'ombre des portes
tu connaîtras le voyage
où les signes s'épousent "
ou encore, plus loin :
" Ouvre les yeux
la lumière est ton collier ".
Marilyse Leroux a placé son recueil sous l'égide du poète latin Ovide : " Omnia mutantur, nihil interit " | " Tout change, rien ne meurt. " Avec ces vers " lampedusiens " tirés des Métamorphoses s'entreprend la longue marche vers un inconnu dont seule la poète, comme jadis les pythonisses au temps des oracles, semble posséder les clés d'un renouveau :
" Va ne crains rien la beauté rattrapera
le long de la route
à la lisière d'un bois
d'une prairie ou d'un lac ".
L'amant égaré s'obstine. Il se perd dans l'envers du miroir. Toute tentative de changement se mue en son contraire. De son côté, la sibylle poursuit la voie qui est sienne. Elle dans la clarté de la lumière ; lui dans la nuit qui l'obsède. Lui dans une errance sans boussole ; elle dans une sagesse inaccessible ; lui dans les mots du reproche ; elle dans la parole prophétique :
" Tu avais un cœur de prophétie
sur des lèvres d'amante
pourquoi as-tu brisé mon chant
me voici ombre avec mon ombre
mon chemin reste long de toi. "
L'aruspice répond en écho :
" Je vois ton visage
en découpe sur la grève
le moment est venu
de te retourner
Rien n'est perdu
si tes mots s'accrochent
à d'autres pointes
laisse le nuage
confondre l'énigme. "
Le dialogue amoureux se poursuit en un contrepoint continu de voix qui se cherchent et s'effleurent sans vraiment se rejoindre. Comme si les amants se situaient sur des courbes opposées d'une même ligne mélodique. Usaient de langages irréconciliables. Dans des univers de pensées si irréductibles que nulle image ne peut les ressouder.
L'amante semble détenir un savoir antique, bâti sur une expérience unique, acquise de longue date. Lui, au contraire, poursuit son rêve bâti sur l'écume. L'impalpable éphémère dont il est impossible de se délivrer. Là où l'amant progresse en ressassant le passé, l'amante répond en regardant le futur.
" Tu me disais
jamais sans toi
et je le croyais ".
À quoi l'amante répond :
" Avance amour
lorsque tu me retrouveras
ce ne sera pas le halo de la lune
ce ne sera pas l'éclat de la mer
mais ce qui brille de moi
à l'intérieur de toi. "
Ainsi se poursuit le dialogue des amants. Jusqu'au détachement ultime qui est celui de l'absolu de l'amour. Un superbe contre-chant que cette chanson mythique des amants.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli