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Anne-Lise Blanchard, Les jours suffisent à son émerveillement par Michel Ménaché

Publié le 28 janvier 2019 par Angèle Paoli

À l'âge où l'avenir se rétrécit, vient le temps des nostalgies, des souvenirs prégnants ou des brumes de mémoire, la brûlure récurrente des séparations et des deuils. Anne-Lise Blanchard revient sur les instants de bonheur, les chagrins, les surprises de l'existence dans un recueil achronique de fragments autobiographiques, à la troisième personne. " Elle " fait jaillir le merveilleux là où les gens pressés ne perçoivent que l'ordinaire banalité du quotidien. Depuis Hölderlin, cette aptitude de l'accueil relève d'une sensibilité exacerbée à habiter poétiquement le monde. Et c'est en poète que l'auteure cisèle ses proses sensuelles dans lesquelles les odeurs, les couleurs, les rires et les larmes retrouvent leur fraîcheur native. Émotion et légèreté s'accordent dans une tonalité délicate. Avec une économie de mots, un art de l'ellipse qui fixent l'éphémère sur la page, sans lui briser les ailes...

Dès les premières pages, le rapport tactile et olfactif aux êtres aimés est prépondérant. Enfant, la narratrice reconnaît la présence de la mère à l'odeur de fleur d'oranger :

" elle embrasse sa main. Elle se cache dans son cou ".

Elle a grandi, vécu une première relation amoureuse. Ellipse suggestive :

" Ils apprennent leurs mains les yeux fermés. Sans mots. Sans oreilles. "

Et quand elle va devenir mère, il y a comme un renversement des rôles sous la peau :

" Elle est de plus en plus légère. L'enfant la porte ".

Joie profonde éprouvée comme une harmonie totale avec la nature :

" Ses pieds dansent et l'enfant danse avec elle à l'unisson des mousses et des sources. "

Du souvenir d'une naissance proche à celui d'une disparition imminente, on retrouve la même confiance, la même tendresse partagée, sobrement évoquée :

" Elle n'a pas peur. Elle emporte le dernier sourire. "

Parfois, c'est un détail infime qui a retenu un instant l'attention et qui ne s'est pas effacé de la mémoire, un oiseau qui s'est invité à table, posé sur une assiette. Un autre jour, le sauvetage d'un chaton juste né dont la mère trop âgée n'a pas de lait. Un ciel d'hiver derrière la vitre. Théâtre des choses vues. Parti pris de l'œil.

Quelques scènes plus intenses recréent un lien fort après des années d'éloignement. Par exemple, un malentendu filial enfoui qui se dénoue au hasard. De passage chez ses parents, la narratrice entend une sonate au piano qu'elle n'identifie pas, demande à la mère si c'est la radio. Celle-ci lui apprend que c'est le père qui joue. Elle n'en revient pas, s'approche, très émue :

" Elle pleure. Allégeance. "

Le père lève le voile sur cet instrument qu'elle aussi, enfant, aurait voulu apprendre à jouer. C'était l'époque des vaches maigres, les premières années difficiles après le rapatriement des Français d'Algérie. Réponse abrupte :

" Mais ma petite, tu voulais que je te dise que je n'avais pas un rond. "

Autre souvenir marquant d'une visite au cimetière décrite en quelques touches brèves d'une fine poésie. Nettoyage et fleurissement de la tombe familiale. Apaisement intérieur. Délicatesse des trois dernières phrases, parfait tercet lyrique en prose :

" Un nuage passe sur le soleil. Le soir peut descendre. Elle a bordé ses morts. "

Une vie d'amour mais une vie émiettée par l'absence répétée du " visiteur ", père des deux enfants. L'ellipse métaphorique touche le lecteur avec justesse :

" Elle l'attend. Sa vie entière est une salle d'attente dont elle aura eu à cœur de renouveler les couleurs. "

Sans doute ont-ils dansé leur vie mais quand la famille se retrouve démembrée, la solitude pèse encore davantage. Chagrin et nostalgie :

" Elle pleure tout ce qui s'est défait [...] Enfants où êtes-vous ? "

" Écrire, c'est justifier une vie ", affirme Annie Ernaux. Pour Anne-Lise Blanchard, c'est aussi, par-delà les blessures de l'existence, dans la ferveur de l'instant, infuser la joie et les larmes dans l'encre.

Michel Ménaché
D.R. Texte Michel Ménaché
PourTerres de femmes


Anne-Lise Blanchard, Les jours suffisent à son émerveillement   par Michel Ménaché


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