A près le «Que faire» russe du début du XXe siècle, Emmanuel Todd se demande: «Où en sommes-nous?» La question implique la nouvelle complexité du réel mondialisé, défiant les explications binaires, et nous porte à grappiller les éléments de réponse un peu partout, dans la trame de nos vies et sur la Toile, en restant plus que jamais attentifs à l’élément humain…
En ma qualité particulière, voire générale, de 72e chronique des compères JLK et Matthias Rihs, j’émerge ce matin de mon puits virtuel comme Vénus à l’aube ou comme la vérité toute nue (avec un V majuscule comme Vamp ou Vanité), et ce n’est pas qu’une métaphore bidon puisque le sieur JLK a commencé de me bricoler dans la rubrique NOTES de son smartphone, immergé jusqu’au cou dans son bain nordique chauffé à 38° avec vue intégrale sur le lac Léman à peine voilé d’un pudique stratus.
Or, hier soir encore, ledit chroniqueur ne savait pas trop ce qu’il allait me faire dire, tenté d’évoquer les beaux et bons livres (signés Dino Buzzati, François Taillandier, Christopher Gerard , Bruno Lafourcade ou Daniel Rondeau, notamment) qu’il a lus durant les quinze jours qu’il venait de passer en Bretagne, ou peut-être de la France périphérique qu’il avait traversée avec sa Lady L. en communion de pensée avec les gilets jaunes et les protagonistes du dernier Houellebecq, ou encore du formidable reportage consacré à une année de confrontation entre les journalistes du New York Times et Donald Trump, quand, se fiant à la recommandation d’un ami, le voilà qui tombe, via YOUTUBE, sur un entretien avec Emmanuel Todd à propos de son dernier essai intitulé Où en sommes-nous? et cristallisant plus précisément, et plus urgemment surtout, LE sujet du moment d’ailleurs relié à plusieurs de ses «envies» possiblement bonnes pour la tête…
Quand Emmanuel Todd plaide pour l’«humain»…
Celles et ceux qui connaissent le sociologue-anthropologue-historien-chercheur-polémiste Emmanuel Todd, fils unique du grand reporter Olivier Todd (remarquable biographe, lui, d’Albert Camus et de Jacques Brel), savent qu’Emmanuel Todd ne pratique pas la langue de bois des idéologues et que sa façon de critiquer très sévèrement la politique butée du président Macron en rapport avec la crise majeure des gilets jaunes, de pointer même son incapacité psychologique voire intellectuelle à inventer un règlement du conflit dont les gilets jaunes eux-mêmes n’ont qu’une idée confuse, ou sa façon de parler sans mépris de ce qu’on appelle le populisme et de la perception anglo-saxonne de la réalité, ne sont pas d’un démagogue provocateur mais d’un observateur de bonne volonté, qui explique tranquillement qu’Emmanuel Macron ne peut pas faire grand chose dans une Europe soumise à la restriction obsessionnelle de l’euro, qu’un coup d’Etat de sa part serait aussi dommageable pour tous que son «dégagement», qu’il vaudrait mieux faire confiance aux députés de la République en marche, si tant est que ceux-ci s’en montrent dignes, qu’il ne suffit pas de cracher sur Donald Trump et de sa base pour expliquer le désarroi de celle-ci et le retour au protectionnisme de celui-là, enfin et surtout que dans toutes ces questions l’élément humain (l’humanité des gilets jaunes et des «petits Blancs» américains, etc.) est trop souvent négligé ou simplement ignoré des «élites».
Or, c’est aussi ce que «raconte» le très remarquable récit autobiographique de François Taillandier, intitulé François, roman (Stock, 2019) et retraçant un demi-siècle d’évolution, dans la vie des Français «périphériques» autant que dans nos propres parcours, marquées par une transformation profonde, enthousiasmante à beaucoup d’égards et non moins déstabilisante – mais de ce livre JLK ne parlera que dans sa 73e chronique…
Et si l’on «faisait avec» le numérique?
Mon rôle de deuxième paragraphe de la 72e chronique des compères JLK et Matthias, rédigé sur le grand écran d’un E-Mac jouxtant la fenêtre de l’antre de JLK par laquelle se découvre, à l’altitude 1111 m, le plus beau panorama du monde dont les montagnes bleues à créneaux étincelants de neige plus pure que de la coke, sommant le plus grand lac d’Europe, nous rappellent que nous ne sommes rien que des plantigrades augmentés, à cela près que l’accession au Verbe nous distingue de la roche muette autant que du lagopède.
Revenant de sa contemplation matinale panoramique, le sieur JLK s’est alors rappelé diverses observations faites ces derniers temps sur INTERNET, et notamment via la plateforme de NETFLIX et le site de la RTS, sur lequel il a visionné les quatre épisodes d’un documentaire passionnant consacré aux relations hautement tendues du New York Times et du président Donald Trump.
De la saga de celui-ci, un excellent aperçu a déjà été donné sur NETFLIX, où l’on découvre les tenants familiaux et sociaux du chasseur d’apparts «fils de» devenu Bête médiatique et mentor milliardaire des Blancs mal lotis, longtemps méprisé par les «élites» et prenant une revanche dans l’ovale de son salon où lui seul cause et «tweete». Quant au reportage filmé en temps réel dans les open spaces du NYT, à New York et à Washington, il a le double mérite d’illustrer, en temps réel, l’immense travail d’investigation quotidienne accompli sous pression par l’équipe du boss noir Dean Baquet, régulièrement insultée par un président qu’a toujours fasciné (!) le journal en question, et aussi de montrer la montée en puissance de l’outil numérique utilisé 24h/24 par les journalistes autant que par le serial tweeter en chef, et le passage inexorable du papier au numérique.
Or, que nous dit ce reportage de l’«humain», pour en revenir à la question d’Emmanuel Todd? Beaucoup de choses que le troisième paragraphe de cette chronique ne fera qu’esquisser…
De la course au fric et de l’appel au sens commun
Dans ma 71e chronique publiée sur le «média indocile» Bon Pour La Tête, j’évoquais l’universelle connerie et le nouveau cliché qui fait d’un Donald Trump le «connard absolu». Or, il va de soi que le personnage, si grossier voire grotesque qu’il nous paraisse, montre une intelligence pratique, une perception pragmatique de la réalité, une compréhension des «gens simples» sans doute supérieures à celles des «élites», et plus précisément de l’intelligentsia «libérale» qu’il ne cesse de défier, notamment incarnée par les «gauchistes» du New York Times.
Sa conquête du pouvoir est passée par la télévision et les réseaux sociaux qu’il a su manipuler en expliquant aux gens comment devenir aussi riche que lui, tandis qu’un Steve Bannon ou un Rush Limbaugh, ses célèbres acolytes, usaient eux aussi du petit écran, de la radio et d’Internet pour diffuser leur idéologie plus agressivement raciste et nationaliste – plus «intellectuelle» que la sienne.
Réduire Donald Trump aux dimensions d’un fou dangereux ou d’un débile inculte revient en somme à une double erreur: ne pas voir l’humain chez lui – plus retors et malin tu meurs –,et surtout esquiver la réalité paradoxale qu’il représente, d’une partie de la société flouée qui en bave, dégoûtée par une autre partie de la même société qui «fait le show». À cet égard, il vaut la peine de voir, sur NETFLIX, le film intitulé Le festival qui n’a jamais existé, qui documente la mise sur pied, notamment par le truchement d’Internet et des réseaux sociaux, de ce qui devait être le plus grand festival du monde, aux Bahamas, drainant le nec plus des stars de la mode et de la musique, et qui s’est soldé par un flop géant et des millions de dollars jetés dans le vide. Mais peut-on dire alors que Donald Trump est le symbole de cette course au fric, comme on a dit d’Emmanuel qu’il était le «président des riches»? Et si tout était plus complexe, plus enchevêtré, moins binaire, plus intéressant à démêler?
C’est ce que je me dis en lisant Où en sommes-nous? d’Emmanuel Todd, dont les études sur la famille, le territoire ou l’interaction entre niveau d’éducation et options politiques échappent à l’approche binaire de la réalité. Montrant comment, à un moment donné l’éducation méritocratique produit une classe qui, se croyant supérieure, se braque dans un repliement intellectuel coupé de la réalité des gens (on pense alors à Macron et non à Trump), Emmanuel Todd propose un retour à ce que Montaigne appelait le «milieu juste» dépassant les antagonismes sociaux exacerbés par la démagogie (on pense alors à Trump plus qu’à Macron), et substituant, aux éructations affolées de la meute – entre autres emballements médiatico-numériques –, le verbe humain propre à la conversation et à l’apaisement négocié: «Le bon sens nous indique qu’aucun choix brutal ne saurait résoudre la contradiction entre l’égalitarisme, qui résulte de l’instruction primaire, et l’inégalitarisme, qui découle de l’enseignement supérieur, et que les sociétés avancées, si elles veulent rester cohérentes et viables, doivent définir une voie moyenne. Bref, il nous faut parvenir à concilier les valeurs des gens d’en bas et celles des gens d’en haut, la sécurité des peuples et l’ouverture au monde. Parce qu’une démocratie ne peut fonctionner sans peuple, la dénonciation du populisme est absurde. Parce qu’une démocratie ne peut fonctionner sans élites, qui représentent et guident, la dénonciation des élites en tant que telles est tout aussi absurde. L’obstination dans l’affrontement populisme/élitisme, s’il devait se prolonger, ne saurait mener qu’à la désagrégation sociale»…
(Dessin de Matthias Rihs. Cette chronique a paru ce matin sur le site indocile de BON POUR LA TÊTE. Abonnez-vous. Et si vos ennemis le détestent, abonnez-les de force !)